C’est une affaire qui, sur papier, n’en est pas une mais qui en cache une autre. Vishnu Lutchmeenaraidoo, Roshi Bhadain, la State Investment Corporation (SIC), le Board of Investment et l’Independent Commission against Corruption sont les acteurs d’une intrigue aux rebondissements quotidiens. En cause : le projet de smart city de l’entrepreneur chinois Li Hai sur les terres du Domaine les Pailles (DLP).

Il est rare que le Conseil des ministres lui-même décide de référer un dossier à l’Independent Commission against Corruption (ICAC). Or, c’est ce qui a été décidé début mars à partir de ce qui a été vu comme une irrégularité de taille dans le dossier Yihai. Comment se fait-il que la part de la SIC passe de 55% à l’origine du projet à 30% lors de l’achèvement de sa phase 1 ? [Voir chronologie plus bas]

D’aucuns y ont vu un signe évident de pratiques douteuses permettant au promoteur chinois d’avoir la main haute. Ce qui impliquerait, pensent certains au gouvernement, d’important, dessous-de-table. Pourtant, ce n’est pas ce que semble indiquer les documents officiels au SIC et au Board of Investment (BOI).

La direction de la SIC, qui a déposé mercredi 9 mars dernier devant les enquêteurs de l’ICAC, a du mal à comprendre comment ce qu’elle considère n’être qu’un malentendu, a pu prendre de telles proportions. Ce serait un chiffre incomplet, dans le business plan rédigé par le cabinet conseil Deloitte, qui est en effet à l’origine de la confusion. [Voir chronologie plus bas]. Or, s’étonne-t-on à la SIC, « un simple coup de fil, un mail ou une lettre aurait suffi à dissiper le malentendu. Pourquoi avoir référé l’affaire à l’ICAC ? »

Vue d'ensemble projet Yihai Pailles 3

Durant le congé maladie de Vishnu Lutchmeenaraidoo, ancien ministre des Finances et responsable de la SIC, aucune requête d’information n’est parvenue à l’entreprise d’Etat. « Nous avons appris les choses à partir des journaux, nous y avons aussi vu beaucoup d’inexactitudes. Puis, nous avons pu tout expliquer à l’ICAC, la déposition s’est d’ailleurs très bien passée », confie un membre de la direction de la SIC qui comprend notamment Banoomatee Veerasamy, sœur de Lutchmeenaraidoo. « C’est triste parce que c’est un projet d’intérêt national et qui pourrait démarrer, mais voilà que pour des raisons qu’on ignore, tout est bloqué », se désole un membre du conseil d’administration de la SIC.

A l’ICAC, on marche aussi sur des œufs. L’examen du dossier de Yihai n’aurait pas permis aux enquêteurs de la Commission anticorruption de confirmer des soupçons de maldonne. Le shareholders’ agreement entre Yihai et la SIC faisant spécifiquement mention d’un partage 70%/30% entre les parties chinoises et mauricienne. De même, la confusion autour du chiffre de 55% contenu dans le business plan a été dissipée [voir chronologie plus bas]. Au quartier général de l’ICAC, c’est donc avec circonspection qu’on évoque le dossier Yihai. « Nous ne voulons pas nous mêler des problèmes conjugaux au gouvernement. Si le dossier ne mérite pas qu’on y donne suite, les choses en resteront là. Si des contreparties financières ont été consenties en coulisses, l’étude des éléments du dossier en notre possession ne permet de le déterminer », nuance-t-on à Moka.

Ailleurs, au BOI, la direction de l’institution est gagnée par un certain agacement. « Toutes les procédures ont été suivies. Les pièces du dossier que nous avons reçu étaient en règle. Et voilà qu’on nous demande de refaire toute la procédure et de chercher à nouveau. Afin de trouver d’éventuelles irrégularités », explique un cadre de l’institution. Avant de préciser que ce type d’atermoiements déplaît fortement aux investisseurs étrangers et agace l’ambassade chinoise à Maurice. Celle-ci n’aurait d’ailleurs pas caché sa colère.

C’est le cas pour le promoteur chinois également. En visite dans l’île au début du mois de mars, Li Hai a tenté de clarifier la situation auprès de la SIC et du BOI. « Attendons », lui a-t-on rétorqué. « Si l’ICAC a des choses à nous demander, qu’elle le fasse. Nous souhaitons tout mettre en œuvre afin de recevoir notre letter of intent du BOI et démarrer notre projet au plus vite », explique un proche du patron de Yihai.

Vue d'ensemble projet Yihai Pailles 2

L’humeur n’est toutefois pas au beau fixe chez les Chinois. « Nous avons lu que M. Li Hai a des casinos à Macao, qu’il a des strip-clubs. C’est faux et nous sommes en mesure de le prouver », assure un collaborateur de l’investisseur chinois. Mis au courant de la possibilité que le projet soit avorté et qu’un nouvel appel à manifestation d’intérêt soit lancé pour DLP, Yihai ne fait aucun mystère : « Nous poursuivrons le gouvernement pour rupture de contrat. » A travers son service juridique, Li Hai a déjà menacé le gouvernement de poursuites en février 2015. La partie chinoise s’apprête à réitérer cette possibilité auprès des autorités locales.

Si un proche de Li Hai jure qu’aucun pot de vin n’a été donné par le promoteur, cette défense est balayée d’un revers de main par ceux qui pensent qu’il y a eu maldonne. Ainsi, ceux qui ont contesté le projet estiment que des commissions ont été versées au démarrage du projet, sous l’ancien régime. Il aurait également été demandé à Li Hai de passer à la caisse pour que le projet reparte après les élections de 2014.

« Tout a été fait pour qu’en apparence, en regardant la procédure, les choses paraissent en ordre. Mais en coulisses, d’importantes sommes d’argent ont changé de main. Aussi, on a fait croire que le Premier ministre était d’accord avec certaines choses alors qu’il n’en avait même pas été informé », affirme une source proche du Prime minister’s Office. Qui note par ailleurs le timing, qu’il estime troublant, de certaines décisions prises afin de remettre le projet Yihai sur les rails. En début de semaine, un dossier complet et à charge, préparé par le ministère de Roshi Bhadain, a été remis à sir Anerood Jugnauth.

Apres l’arbitrage de SAJ, de nouveaux éléments pourraient être transmis à l’ICAC afin de ré-aiguiller son enquête sur des éléments plus probants, notamment des flux financiers.

Chronologie du projet

4 novembre 2011. Dans le Budget 2012 présenté par Xavier Duval, le ministre des Finances d’alors annonce que le gouvernement cédera une demi-douzaine de «commercial and industrial assets». Le Domaine les Pailles (DLP), dont la State Investment Corporation (SIC) est l’actionnaire principal, fait partie de la liste.

 

Début 2012. Le cabinet conseil KPMG est désigné comme «Transaction Advisor» dans la vente des propriétés de l’Etat, dont le DLP.

 

11 avril 2012. Un appel à manifestation d’intérêt est lancé par KMPG pour la vente des 78 arpents de terre de DLP et les 5 restaurants qui s’y trouvent. Seuls deux offres sont reçues. La plus intéressante est celle de Li Hai. Un ressortissant chinois propriétaire des sociétés Yihai International Investment Management Ltd (enregistrée dans les Iles Vierges britanniques) et Kensington Heights Ltd (enregistrée à Maurice). Li Hai offre Rs 486 millions pour les terrains et les restaurants mais refuse de reprendre la totalité du personnel de DLP (160 personnes). Malgré des négociations s’étalant sur plusieurs mois, aucun accord n’est trouvé entre la SIC et l’acheteur potentiel.

 

Juin 2013. Un appel à proposition est lancé pour la location des restaurants de DLP. L’exercice est avorté face au manque d’offres commercialement viables.

 

Octobre 2013. Les négociations entre la SIC et Li Hai repartent. Le repreneur accepte de conserver l’emploi des 160 salariés de DLP pour au moins deux ans. En contrepartie, la partie chinoise obtient une réduction de Rs 45 millions. Le prix de vente est ainsi revu à Rs 441 millions.

 

Mars 2014. Le principe de la vente est arrêté. Li Hai verse donc 5% en bid bond à la SIC. La somme transite par la banque de la société à Maurice à celle de la SIC à l’ex-MPCB. [Voir ci-dessous le relevé bancaire de la transaction]

MPCB Statement SIC

 

Mai 2014. Un arpentage final des terrains mis en vente permet de découvrir que la superficie totale couverte par DLP n’est pas de 78 arpents, mais plutôt de 96 arpents.

 

Octobre 2014. Le cabinet d’expert embauché par la SIC évalue les 18 arpents supplémentaires à Rs 55,7 millions.

 

Novembre 2014. Le conseil d’administration de la SIC accepte de céder les 18 arpents pour Rs 55,7 millions. Li Hai conteste. Estimant que ces terres sont marginales, le promoteur propose Rs 100 000 par arpent, soit un total de Rs 1,8 million pour acquérir la surface supplémentaire.

 

Fin novembre/début décembre 2014. Les élections législatives étant proches, le conseil d’administration de la SIC ne se réunit pas. Toutefois, Iqbal Mallam Hasham, CEO de l’époque de la SIC, informe d’autres membres de la direction qu’un accord verbal a été trouvé avec les membres du conseil d’administration pour avaliser la vente au prix proposé par Li Hai.

 

9 novembre 2014. L’entrepreneur chinois est à Maurice et Mallam Hasham voyage dans quelques jours. Il est décidé de procéder à la signature de l’acte de vente. Si Li Hai signe pour l’acheteur, seul Iqbal Mallam Hasham signe devant le notaire. Il est entendu que Raj Ringadoo, alors président du conseil d’administration de la SIC, apposera la deuxième signature requise dès que le conseil d’administration aura fourni son approbation formelle en écrit. Sans la signature de Ringadoo, l’acte de vente signé ce jour-là n’est pas juridiquement contraignant.

 

12 décembre 2014. A la suite de la cuisante défaite du gouvernement sortant, Mallam Hasham expédie un mail à la direction de la SIC pour l’informer que «it would be proper to wait for the new minister of Finance to take office before we could proceed with the sale of Domaine les Pailles». [Voir son mail ci-dessous]

Lettre Mallam Hasham hold sale

Janvier 2015. Le nouveau conseil d’administration de la SIC, constitué après les élections générales, décide d’annuler la vente du terrain.

 

Début février 2015. Li Hai est informé de la décision de la SIC et les démarches pour rembourser les Rs 22 millions déjà déboursées par l’acheteur sont entamées.

 

12 février 2015. Li Hai réagit par l’intermédiaire de sa conseillère juridique. L’avocate Ellen Peng, basée en Chine, écrit à la SIC l’informant que son client «cannot accept this decision solely made by SIC which could be a huge breach of agreement» et demande à l’entreprise d’Etat de «keep his promise». [Voir le mail d’Ellen Peng]

Lettre Avocate Yihai Ellen Peng

Mars 2015. Li Hai propose à la SIC de s’associer à sa société à travers une joint-venture pour développer son projet. La SIC, en consultation avec le ministère des Finances (MOFED), accepte de négocier. Des conditions sont toutefois posées :

  • Vishnu Lutchmeenaraidoo, alors ministre des Finances, informe la SIC et le BOI qu’après consultation avec le Premier ministre, il a été décidé que la SIC ne vendra pas le terrain. A la place, DLP constituera l’apport en capital de la SIC dans le projet. A la condition que celui-ci soit remanié pour devenir une smart city. Principe agréé par Li Hai.
  • Li Hai est instruit de ne discuter avec aucun intermédiaire sur des paiements et de ne traiter qu’avec le MOFED et la SIC tout en suivant les procédures du Board of Investment (BOI).
  • Les Rs 22 millions déjà payées à la SIC ne seront pas remboursées. Li Hai doit également débourser une somme additionnelle de Rs 23 millions qui sera utilisée pour compenser les 130 salariés licenciés du DLP.

 

Juin 2015. Un protocole d’accord est signé pour la mise en place de la joint-venture. L’entrepreneur chinois détiendra 70% et la SIC 30% des parts de la société qui construira 808 appartements, 2 tours de bureaux, 2 restaurants et espaces commerciaux, un hôtel 5-étoiles ainsi que des villas de luxe. Le shareholders agreement confirme la répartition des parts entre Li Hai et la SIC. Le shareholders’ agreement signé détaille la manière dont chacune des parties financera le projet. L’apport de la SIC s’élève à Rs 541 millions. La partie chinoise injecte Rs 486 millions conformément à son offre initiale de 2012 majorée du prix des 18 arpents supplémentaires. [Voir extraits du shareholders’ agreement]

Shareholders agreement

3 juillet 2015. BOI informe la SIC que des vérifications d’usage ont été effectuées sur Li Hai et ses sociétés et qu’aucune irrégularité n’a été trouvée. La correspondance indique l’accord de principe du BOI pour le projet. [Voir la lettre du BOI]

Lettre BOI a la SIC

Juillet 2015. Le business plan de Li Hai est soumis au BOI. Le coût total du projet est estimé à Rs 12 milliards. L’apport de Yihai International Investment Management Ltd est de Rs 1,262 milliard (Rs 441 millions déposées sur un compte local et Rs 821 millions sous forme de matériaux et d’équipements de construction). Le business plan fait toutefois mention du fait que la SIC détient 55% du capital au départ. Ce chiffre s’explique par le fait qu’au démarrage du projet, le promoteur n’a pas encore procédé à l’achat de tous les matériaux et équipements. [Voir extrait du business plan préparé par le cabinet conseil Deloitte]

estimated project costs

6 août 2016. Le BOI transmet une Letter of Comfort à l’investisseur chinois lui signifiant son accord de principe pour la mise en œuvre du projet. L’obtention de la Letter of Intent pour le démarrage effectif du projet est toutefois soumise aux conditions suivantes :

  • L’incorporation d’une nouvelle société qui aura le statut de Smart City Company
  • La modification du projet existant afin de le mettre en conformité avec les directives du Smart City Scheme
  • Effectuer une requête de Smart City Scheme Certificate au nom de la nouvelle Smart City Company. Celle-ci devant comprendre notamment un business plan détaillé, un Master Plan élaboré ou encore les dessins d’architecte
  • Un rapport sur l’efficacité énergétique de la smart city proposée
  • Un rapport sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication
  • Un rapport d’évaluation de l’impact social

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Septembre 2015. Yihai Investment Limited est fondée à Maurice, son capital est détenu à 70% par Li Hai et 30% par la SIC. L’investisseur chinois attend désormais la Letter of Intent du Board of Investment, qui ne vient pas.

 

Fin février 2016.Trois projets de smart city sont transmis au Conseil des ministres pour que celui-ci donne son feu vert pour l’envoi de leurs letters of intent par le BOI. Deux des trois projets, dont celui de Yihai Investment Limited, sont recalés car sévèrement contestés au sein du Conseil des ministres.

 

Mars 2016. Le Conseil des ministres ordonne l’envoi d’une «referral letter» à l’Independent Commission against Corruption pour déterminer pourquoi la part de la SIC dans le projet passe de 55% à 30% (en se basant sur le tableau contenu dans le business plan).

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