«Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. A notre époque, les enfants sont des tyrans.»

Socrate (470-399 av. J.C) Entretiens

 

«The world has become increasingly well connected in the past decades. This means that content is increasing in volume, which exhausts our attention and our urge for ‘newness’ causes us to collectively switch between topics more rapidly».

Philipp Lorenz-Spreen (2019), Max Planck Institute for Human Development.

La mauvaise performance globale des collégiens ayant pris part aux derniers examens du School Certificate (SC) a déclenché une violente polémique. Sans surprise, les uns pointent un doigt accusateur en direction des politiques et des enseignants. D’autres critiquent avec véhémence les parents. Tandis qu’une troisième catégorie de personnes s’en prend – avec un brin de sadisme moqueur – à des gamins de 15-16 ans coupables d’avoir l’insouciance et les travers de leur âge. Dans ce tourbillon d’accusations, attardons-nous sur deux éléments. Le second est fondamental. Le premier : trivial. Évacuons déjà celui-ci.

La véhémence avec laquelle on s’en prend aux gamins qui n’ont pas bien travaillé aux examens est déconcertante. Les plus réactionnaires versent même dans le lynchage – verbal, écrit ou à coup de memes – d’une génération perdue. Qui serait aussi inculte qu’oisive. Tout ceci n’est qu’un lieu commun. Chaque génération ressasse cette lamentation banale. Dès l’antiquité, de Socrate à Aristote, ils ont été nombreux à critiquer la jeunesse.

Sans remonter à deux millénaires et demi dans l’histoire, beaucoup plus près de nous, au tournant des années 1980, on se plaignait déjà du niveau des élèves. Ceux ayant concouru pour la défunte «bourse» de fin de cycle primaire se lamentaient du niveau au Certificate of Primary Education. Qu’ils jugeaient déjà bien moins élevé qu’auparavant. Alors que d’autres juraient qu’un SC réussi dans les années 70 valait facilement un Higher School Certificate obtenu vingt ans plus tard.

La critique, aujourd’hui, s’est en partie déportée sur la facilité sans précédent qu’ont nos jeunes à apprendre. D’abord, dans un pays où le niveau de confort matériel moyen a considérablement augmenté durant les 40 dernières années. Ensuite aussi, dans un environnement numérique où l’accès au savoir n’est plus tributaire de bibliothèques poussiéreuses. Mais facilitée par de super autoroutes de l’information accessibles à toute heure et en tout endroit.

Ce qui nous amène au second élément, plus fondamental. De nombreux citoyens s’agacent de l’obsession de nos jeunes pour Facebook, Instagram, TikTok et les mille et une distractions qu’offre un smartphone en 2020. L’omniprésence des écrans et la surinformation ne sont pas seulement en train d’influer sur la performance des jeunes aux examens. Au fur et à mesure que le smartphone connecté aux réseaux se transforme en un appendice de quasiment chaque personne vivant dans un pays développé, cela engendre en même temps d’autres mutations.

Ceux qui ont déjà utilisé iOS Screen Time ou encore Android Digital Wellbeing se sont probablement rendus compte, avec effroi, du temps considérable perdu à consulter les diverses applications d’un téléphone. TikTok, Facebook ou Instagram ne sont pas les seuls problèmes. C’est l’environnement numérique dans lequel nous évoluons qui en est devenu un.

De l’article prémonitoire de Nicolas Carr: Is Google Making Us Stupid? – une critique de l’ère de la surabondance d’information – aux dernières recherches de la Technical University of Denmark, les conclusions nous forcent à la réflexion. L’omniprésence des écrans, l’accès à un volume infini de données et l’utilisation intensive d’outils technologiques entraînent un «recâblage» de nos circuits neuronaux. La neuroplasticité de notre cerveau facilite son adaptation, notamment au nouvel environnement numérique.

Une de ces adaptations donne à réfléchir. Car elle concerne l’idée même qu’on se fait de l’école : le lieu où on apprend à lire et à écrire. Or, si notre idée de la lecture est plus ou moins inchangée, celle que l’on se fait de l’écriture doit évoluer. En effet, des recherches pointent dans la même direction : la qualité de l’écriture à la main régresse. Plus on tapote pour écrire sur nos écrans, moins on prend l’habitude de tenir un crayon ou un stylo pour formuler ses idées. Ce qui n’est pas sans conséquence.

Alors que l’écriture à la main favorise la formulation de phrases complètes et quasi définitives en jets plus ou moins longs, l’utilisation d’un clavier pour écrire autorise d’incessants changements et tergiversations. Les spécialistes en neuroscience corrèlent l’abandon de l’écriture et la prise de notes à la main à la diminution de notre capacité d’assimilation et de mémorisation d’idées complexes.

Plus grave encore, de récentes études démontrent que face au déferlement d’information et de sollicitations numériques incessantes, le cerveau limite son temps d’attention inexorablement. Ce phénomène ne touche pas que les plus jeunes mais tous ceux qui utilisent quotidiennement et de manière prolongée les écrans connectés. Les conséquences de ce changement sur le cerveau humain sont innombrables et s’étendent jusque dans la manière dont les films sont conçus, les tendances à la consommation… ou l’enseignement !

Ce qui nous ramène à la polémique sur les résultats du SC. Laissons à ceux qui s’y connaissent le soin de dire ce qu’il faut faire pour remonter le niveau. Par contre, l’environnement numérique dans lequel nous vivons et le phénomène de réduction du temps d’attention qu’il occasionne nous conduisent à nous poser des questions autrement plus fondamentales.

Ainsi, «l’enseignement», tel que nous l’entendons, doit-il changer ? Afin d’être remplacé par une activité plus ludique et interactive. Loin des monologues de plusieurs dizaines de minutes d’un enseignant ? De même, si c’est l’interactivité de l’enseignement qui peut contrebalancer le temps d’attention déficitaire des apprenants, que doit-on entendre à l’avenir quand on parle d’une classe ? Doit-on s’entêter à constituer des classes de 20, 30, voire 40 élèves en se résignant à ne capter l’attention que de quelques-uns ?

Ce débat est, à notre sens, fondamental. Le problème, c’est qu’il n’apportera pas une réponse ni un apaisement immédiat à la polémique qui fait rage. Mais il faut prendre le temps de l’avoir. «Qui veut voyager loin ménage sa monture», dit l’adage. Qui veut enseigner longtemps ménage sa classe, pourrait-on rétorquer.

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