La société civile souffrira de l’état d’urgence en France. On est unanime à condamner les attaques du vendredi 13 novembre. Rien ne pourra les justifier. Mais il ne faut pas que la mission de la société civile à la COP21 en soit aussi une victime.

A suivre les infos, surtout celles en boucle sur certaines chaînes américaines, d’autres attentats sont imminents. Un climat de peur s’installe. Les fouilles se multiplient, particulièrement dans les aéroports. Etre musulman, ou être perçu comme tel, peut devenir une épreuve difficile. Sur Fox News, les commentateurs tournent déjà au ridicule la participation d’Obama à la COP21 « car il devrait être en guerre au lieu de se préoccuper de la météo ». Dans ce contexte, on voit mal les enjeux climat-énergie être pris au sérieux sans un coup de force de la société civile à Paris.

On peut arguer que la COP21 est l’affaire des « parties », soit des instances gouvernementales en position de signer un accord. Mais ce qui faisait l’attrait du rendez-vous de Paris, surtout après les échecs de Copenhague et de Varsovie, c’était la force dynamique dégagée depuis des mois déjà par différents associations, intellectuels et citoyens partout au monde. A travers des rencontres, des débats, des manifestations de rues, des « speak-out events », des rapports critiques sur le déroulement des négociations, des activités parallèles exposant des alternatives et une offensive soutenue dans les média et les réseaux sociaux, la société civile s’était préparée assidument à marquer les esprits lors de la COP21. Pour beaucoup, elle seule pourrait convertir la chronique d’un échec annoncé au niveau intergouvernemental en un succès des peuples qui auraient ainsi le dernier mot.

Il faut savoir qu’il n’y aura pas d’accord en soi entre les pays. Ils n’ont fait que soumettre des déclarations d’intention, souvent soumises à trop de conditions. Et même s’ils arrivent à concrétiser leurs objectifs, ils ne pourront limiter la hausse de température que de 2,7°C, soit loin du 1,5°C requis selon l’exigence des pays les plus vulnérables.

C’est auprès de la société civile que reposeraient les espoirs d’une transformation à partir de la base. Elle aurait le potentiel d’élever les timides propositions des différents pays au-delà de ce qui serait initialement prévu. Contrairement aux « parties » qui s’intéresseraient au climat d’abord, les ONG, les scientifiques-activistes et les forces vives remonteraient à la source du problème, soit l’énergie et les gaz à effet de serre. Ils auraient aussi défendu l’idée que seulement une approche systémique pourrait apporter de vraies solutions. Ils oseraient remettre en question le modèle économique dominant et la société de surconsommation. Ils refléteraient aussi toute une diversité de tendances, de sensibilités et d’intérêts répercutant tant les enjeux locaux que des priorités globales. Ils seraient libres des limitations auxquelles sont soumises les politiques, surtout en matière de partisannerie et de lobbies, et ne dépendraient pas des puissances financières. Ils seraient proches des populations et de la réalité des citoyens. Ils apporteraient une touche plus jeune et plus féminine aussi à la COP21 tout en mettant mieux en exergue les perspectives pertinentes aux pays du Sud, contrairement au mécanisme prescrit des négociations climatiques formelles.

La COP21 des peuples n’aura peut-être pas lieu. A qui la faute ? De qui avons-nous si peur ? Comment se fait-il que les autorités ne peuvent assurer la sécurité des résidents et des visiteurs à Paris ? La société civile, elle, ne craint pas les illuminés de Daesh et est prête à se rendre en France. Elle n’approuve pas les dérives sécuritaires, souvent une machination qui vise à cacher les multiples fiascos des politiciens allant de l’intégration des populations marginalisées aux incohérences d’une politique étrangère en passant par la banalisation d’un discours xénophobe, raciste et islamophobe.

La stigmatisation de ceux qui sont considérés comme des terroristes potentiels ne sert nullement à arrêter le danger. Avant Paris, les mêmes assassins avaient frappé à Beyrouth, à Ankara, au Sinaï mais avaient aussi sévi au Koweït, au Yémen, en Arabie et tant de fois en Iraq, en Syrie et ailleurs. Du Nigéria au Kenya en passant par la Libye, leurs acolytes ont tué des centaines d’innocents. Mais qu’a-t-on fait contre les auteurs de ces massacres ? Quasiment rien sinon bombarder surtout des civils à partir de frappes aériennes qui ne font que fructifier l’industrie de l’armement. Et le comble est que celle-ci alimente aussi Daesh et les autres terroristes du monde…

Aujourd’hui, la société civile est victime de cette autre « guerre contre le terrorisme ». Et dire qu’elle s’apprêtait à marcher dans les rues de Paris pour dire son refus aux énergies fossiles, comme ce pétrole qui procure Daesh plus d’un million de dollars chaque jour. Elle voudrait que le monde débourse sur les énergies propres les milliards de dollars destinés à des fins militaires, dépenses inutiles jusqu’ici dans la lutte contre ce même Daesh. La société civile voudrait défiler à Paris pour dire que les richesses des 53 personnes les plus riches au monde suffiraient pour doter toute l’Afrique d’énergies renouvelables, y compris les victimes du changement climatique du Sahel au Soudan, également affligés par la terreur des alliés de Daesh. La société civile voudrait démontrer sa résistance à un ordre où les 85 personnes les plus fortunées de la planète possèdent autant que la moitié de la population mondiale.

Rien de plus étrange donc que sous la terreur de Daesh des millions de réfugiés n’ont d’autres choix que de se mettre en route vers ces terres où ils peuvent espérer vivre et prospérer. Ce n’est sans doute pas une coïncidence que ce même Daesh domine les populations des régions les plus affectées par la pire sécheresse jamais connue en Syrie, survenue dès 2007 comme une conséquence directe du changement climatique.

La société civile aurait aussi rappelé que la malnutrition tue chaque jour, silencieusement puisque loin des média, un enfant chaque dix secondes qui s’écoule sur la planète. Daesh ferait pâle figure devant ce monstre qu’est le système économique intrinsèquement lié aux énergies fossiles. Ce système prive presque deux milliards de personnes d’accès à l’électricité, élément indispensable pour sortir de la misère.

Combien n’a-t-on pas dépensé dans la première guerre contre le terrorisme, celle visant al Qaeda ? Combien coûtera celle contre Daesh sans savoir si cela apportera des résultats ? Après al Qaeda et Daesh, le monstre reviendra si les puissances politiques ne changent pas une stratégie qui est contre-productive. Elle peut servir aux intérêts des marchands d’armes, des multinationales des énergies fossiles et de l’automobile, des entreprises globales de sécurité et à la conquête d’un électorat populiste à l’heure où les économies se portent mal. Mais combien d’innocents, surtout des femmes et des enfants, seront tués encore ? On dépensera sans limite comme en d’autres circonstances, on n’a pas hésité à tirer des poches de la population pour sauver des banques. Et si seulement les « parties » à la COP21 pouvaient s’engager financièrement davantage pour lutter contre le changement climatique !

Les pays développés ont une dette envers les peuples qui souffrent de catastrophes climatiques et qui en souffriront beaucoup encore si rien n’est fait immédiatement. Parmi les victimes, relevons aussi les personnes les plus vulnérables à l’intérieur même des pays développés. Mais ces derniers ne s’engagent que peu par rapport à leur contribution historique aux émissions de gaz à effet de serre. La société civile avait justement pour mission de dénoncer leur hypocrisie face à l’état d’urgence imposé à la planète par le changement climatique.

La surenchère sécuritaire de ces messieurs les politiciens qui ont échoué dans tant de domaines, et qui ont trahi leurs peuples si souvent, réussira-t-elle à faire capoter cette mission vitale de la société civile ?

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