Les frères Kouachi ont été tués. Dans les jours et semaines qui suivent, nous apprendrons peut-être quelle a été leur motivation pour commettre l’attentat à Charlie Hebdo. Il se peut aussi que nous n’ayons jamais les réponses précises à nos questions. Qu’importe, les conséquences de ce drame se feront sentir bien plus longtemps qu’on ne le croit. Et pas que dans l’Hexagone.
Le premier effet s’est manifesté quelques heures, voire quelques minutes après la confirmation du nombre de morts dans l’attentat : la parole s’est libérée. Au milieu du flot de réactions de tristesse et d’indignation, des apologistes de tous poils ont commencé à se pavaner. A circonstances d’exception, propos d’exception.
Le monde de l’intolérance et de l’amalgame – en France et ailleurs – s’est réveillé. Confondant sciemment – ou par ignorance – islam, islamistes, fondamentalistes et terroristes. Si ne serait-ce que 10% des 1,8 milliard de musulmans du monde étaient des fous de dieux qu’on aime à haïr et craindre… la planète serait un champ de ruines. Or, même chancelante, elle tient encore debout. N’en déplaise à ceux qui ne voient en l’islam qu’une menace.
D’autres trouvent dans « Soumission » de Michel Houellebecq une prophétie de ce qui se passera si l’islam croît en France ou dans le monde. Alimentant toutes sortes de réflexes de replis dangereux. Enfin, quelques-uns se donnent désormais une mission de poursuivre l’œuvre de Charlie Hebdo en élevant la moquerie et l’insulte envers une confession comme leur nouvelle religion. L’escalade est dangereuse. Elle ne pourra qu’inspirer d’autres frères Kouachi si cela continue.
Face à cette intolérance-là, une seconde croît avec la même vélocité. C’est celle de tous ceux qui pensent que les personnes tuées dans l’attaque de Charlie Hebdo ont quelque part mérité leur sort. Ceux qui sont obsédés par la « mise en contexte » de ce drame font tout pour ne pas condamner sans équivoque l’attaque, contrairement à la prise de position de Tariq Ramadan. Chacun y va de sa mise en perspective. C’est une réponse à la persécution dont a été victime une religion, disent-ils, en omettant d’admettre que Charlie Hebdo avait fait de l’outrance envers toutes les religions dominantes son credo.
Les « experts » analysent les causes profondes du terrorisme. Arguant que l’attentat des frères Kouachi était prévisible à cause de toutes les brimades que subit une religion dans un pays et en Occident plus généralement. Pendant ce temps, des assassins sont transformés en vulgaires marionnettes par ceux qui élaborent des théories du complot autour de ce drame. Eurêka ! C’est donc un coup des Israéliens en ligue avec des pouvoirs politiques occidentaux afin de mieux représenter certaines populations en menace directe à la sécurité intérieure et aux principes démocratiques en Occident.
A 10 000 km de Paris, Maurice est également gagnée par l’opposition des #jesuischarlie bornés aux #jenesuispascharlie dont le refus de solidarité cache parfois un raisonnement plus inavouable, que le très commode « mais la liberté d’expression ne peut être absolue… »
Maurice n’est pas la France ni la Norvège. En l’état actuel de notre société et de ses sensibilités, un Charlie Hebdo local vaudrait à ses promoteurs d’être menacés de mort, vandalisés, agressés, voire d’être tués. Notre confrère Pov le dit dans un entretien à ION News cette semaine : il est impératif de tenir en compte les « complexités » locales en dessinant dans le registre de l’humour dans l’île. Parce qu’il est risqué de froisser les différentes composantes de la population. Elles sont en effet tellement mal dans leur peau que nombre de leurs (in)dignes représentants – les organisations socioculturelles – dépensent une énergie folle à conserver une hégémonie qu’ils estiment méritée ou à conquérir des pouvoirs et influences qu’ils croient leur revenir de droit.
C’est parce que de larges composantes de notre société sont maladivement repliées sur elles-mêmes et en position défensive que des scandales qui n’ont pas lieu d’être éclatent à Maurice. Les écrits de Suzanne Hervet et Krishnee Bunwaree seraient passés inaperçus dans un pays moins balkanisé que le nôtre. Ce qu’ont fait deux jeunes au milieu d’un cimetière n’aurait été vu que comme les idioties d’ados sans repères ailleurs. Pas à Maurice !
Toutes ces personnes ont été menacées de mort. Arrêtées, poursuivies et condamnées dans certains cas. Juste pour avoir émis une opinion ou eu un geste… un peu limite ou irrespectueux. Mais depuis quand l’irrespect, voire l’outrance sont-ils passibles de menaces, de prison, voire de mort ? C’est ce qui est encore le cas à Maurice. Dans notre code pénal… et à travers la justice de la rue, délivrée par des croyants qui se voient en milice religieuse chargée de protéger la sainteté de leur foi et de leur dieu.
C’est ce débat que nous n’arrivons jamais à avoir à Maurice sans que quelques esprits étriqués ne prennent la tangente populiste et réactionnaire de « et si on parle ainsi de votre religion, on verra bien comment vous réagirez ». Ce raisonnement, ou plutôt cette parade, qui permet de fuir le fond du débat est agaçant. Car il est basé sur une fausse double-prémisse : 1. Tout le monde est religieux à Maurice 2. Tout le monde est heurté par la moindre critique ou outrance à sa foi et cherche invariablement à réagir par la violence verbale et physique.
Non, la réalité n’est pas aussi prosaïque et caricaturale. Dans la réalité, un athée peut clamer : « Religion is like a penis. It’s fine to have one and it’s fine to be proud of it, but please don’t whip it out in public and start waving it around. And please don’t try to shove it down my child’s throat ». Sans qu’il ne soit accusé d’avoir blessé chaque croyant de ce pays.
Car jusqu’à preuve du contraire, la liberté d’expression – un droit fondamental, faut-il le rappeler – permet à une personne d’émettre des critiques à l’égard d’un « ensemble de croyances et de dogmes définissant le rapport de l’homme avec le sacré ». C’est une des définitions de la religion !
Dans la pratique, on peut également se demander si l’immense majorité des hindous à Maurice ne sont pas en déphasage avec leur foi. Car l’un des principes de cette croyance repose sur l’adoption d’un régime végétarien. Dans la même veine, un citoyen peut-il s’interroger sur la présence permanente d’un drapeau palestinien ou saoudien sur le fronton de certaines mosquées tout en remarquant que le quadricolore y est absent ? Met-on en péril la délicate harmonie interreligieuse du pays en faisant cela ? Mérite-t-on d’être puni en posant cette question ?
En France ou ailleurs, il n’y a pas à être ou ne pas être Charlie. Là-bas, comme à Maurice, sans verser dans l’outrance, il y a des critiques qui doivent être émises et des questions posées sans qu’on soit accusé d’un odieux crime de lèse-religion. Là-bas, on tue. Ici, plus commodément, on interdit toujours de dire, d’écrire ou de dessiner à Salman Rushdie, à Lindsey Collen… ou à Pov.
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