« L’Espion qui venait du froid » le rendit célèbre dans le monde entier. Après une carrière de diplomate, brièvement espion lui-même, John le Carré s’est consacré à l’écriture et laisse derrière lui plus d’une vingtaine de romans.

Durant plus d’un demi-siècle, il fut notre compagnon d’insomnie. Le maître du roman d’espionnage. Témoin engagé d’un monde en fusion perpétuelle, il se définissait ainsi : « Je suis juste un écrivain qui fut, brièvement, espion. » Auteur de plus d’une vingtaine de romans, John le Carré est mort samedi 12 décembre, a annoncé son agent.

« C’est avec une grande tristesse que je dois annoncer que David Cornwell, connu dans le monde sous le nom de John le Carré, est décédé après une courte maladie (non liée au Covid-19) en Cornouailles samedi soir. Il avait 89 ans. Nos pensées vont à ses quatre fils, à leurs familles et à sa chère épouse, Jane », a indiqué Jonny Geller, PDG du groupe Curtis Brown, agence artistique basée à Londres.

Jamais il ne succomba à l’exercice convenu des Mémoires. « Mon autobiographie, disait-il, je l’ai faite de façon codée, “chiffrée”. Les épisodes de ma vie sont plus ennuyeux, plus monotones que ma fiction. » Il ajoutait cependant : « Si l’enfance constitue le patrimoine d’un écrivain, alors je suis né millionnaire. »

Des preuves ? En voici quelques-unes. « Depuis ma plus tendre enfance, j’étais un espion », a-t-il dit un jour. Avant d’ajouter : « J’ai toujours eu l’impression d’être né en territoire ennemi. Mon enfance a été plombée par une incertitude constante. Sans cesse, il fallait être sur le qui-vive, flairer les embrouilles, les mensonges, décoder les discours à double fond, faire semblant d’être un garçon “normal” de la classe moyenne. »

Son père, « escroc magnifique »

David Cornwell naquit à Poole, dans le Dorset, le 19 octobre 1931. Son père était, disait-il, « un escroc magnifique. Un homme brillant, bienveillant, mais formidablement toxique et absolument imprévisible. Je me suis inspiré de lui pour le personnage de Tiger Single dans Single & Single. Un jour, il arpentait les champs de courses ; le lendemain, il se réveillait en prison. Il faisait la “une” des journaux pour détournement de sommes colossales, puis réapparaissait, flamboyant, plein de projets mirifiques – acheter des maisons qui n’étaient pas à vendre, créer une banque, racheter des casinos à Singapour… Il connaissait mille astuces pour gruger les financiers et inventait des histoires dignes des meilleurs polars. »

« Ce qui me fascinait chez lui, ajoutait-il, c’était les dizaines de noms qu’il avait et dont il changeait comme de femmes. C’est de là que vient, je crois, mon goût des pseudonymes. Moi, j’ai choisi le mien en passant devant la devanture d’un cordonnier. » Le jour où David Cornwell devient John le Carré…

Mais n’allons pas trop vite. Sa mère, maintenant. Lasse des frasques de son époux, elle abandonna ses deux fils sans la moindre explication alors que le jeune David avait 5 ans. « Sa disparition eut sur moi un effet étrange. Je ne me souviens pas avoir pleuré, ni qu’elle m’ait manqué. J’étais comme gelé intérieurement. » Il ajoutait :

« Quand je demandais où elle était, on me disait qu’elle était malade ou qu’elle allait bientôt revenir. Moi, je pensais qu’elle était morte. En réalité, je l’ai revue plus tard, sur un quai de gare, j’avais 21 ans. J’ai parlé avec elle, je voulais comprendre comment on peut, du jour au lendemain, abandonner son fils. Aujourd’hui encore, cela reste pour moi une énigme. »

« Tout tient au hasard des rencontres »

Forts d’un tel contexte parental, son frère et lui grandirent dans un internat pour garçons. « Dans tous les domaines du féminin, j’ai dû entreprendre de m’éduquer moi-même », confiera John le Carré, précisant que son premier mariage à 23 ans, fut « un désastre » : « Nous étions l’un comme l’autre totalement ignorants du sexe opposé. »

Après avoir songé un temps à devenir moine – il fit un certain nombre de séjours à l’abbaye bénédictine de Cerne Abbas, dans le Dorset –, le jeune Cornwell quitta l’Angleterre à l’âge de 16 ans. Direction Berne.

« J’y suis resté de 1948 à 1949. Je venais de fuir le système d’éducation britannique avec le sentiment d’être “incomplet”. J’avais un besoin urgent de m’inventer. Berne était pour cela un endroit très excitant. Un haut lieu du renseignement. »

A Berne, Cornwell étudie la culture allemande.

« Je prenais des cours d’allemand avec une vieille dame qui m’a convaincu de me rendre en Allemagne. C’est à cette époque que j’ai vu Bergen-Belsen, qui sentait encore la mort. Je n’ai jamais compris comment un pays doté d’une culture aussi remarquable avait pu ainsi détruire le monde. »

Et c’est à Berne, dans ces années 1948-1949, qu’il est approché pour la première fois par les services secrets britanniques. Il expliquera plus tard :

« L’espionnage, c’est comme les histoires d’amour, tout tient au hasard des rencontres. Un jour que je me sentais particulièrement seul et mélancolique, je m’étais rendu à l’église. Il y avait là un couple étrange qui, me voyant à ce point désemparé, m’a invité à prendre une tasse de thé, puis m’a convaincu que mon pays avait besoin de moi. J’étais trop jeune pour avoir connu la seconde guerre mondiale, mais j’étais habité par un fort sentiment de patriotisme. Et surtout, le monde du secret m’attirait. Je dois dire qu’en le pénétrant, j’y ai découvert un refuge ! »

Une couverture de diplomate

Après des études à Oxford, le voici enseignant à Eton.

« C’était une période où je ne tenais pas en place. J’avais l’impression d’attendre que ma vie commence. En passant de Eton, le haut lieu de formation de l’establishment britannique à l’espionnage, j’ai appris à étudier les fondements secrets de la société. Les rapports entre les hommes et les institutions m’ont toujours fasciné. »

De 1959 à 1964, secrétaire d’ambassade à Bonn, puis consul à Hambourg, il assiste à la partition de l’Allemagne. Sous sa couverture de diplomate, il transmet des messages à des agents, visite discrètement des appartements, lance des opérations de désinformation contre le camp ennemi. Sa carrière d’espion est vraisemblablement ruinée le jour où le fameux agent double, Kim Philby, passé à l’Est, révèle au KGB le nom de l’agent secret Cornwell et de quelques dizaines d’autres…

De son travail d’espion, le Carré parlera très peu. En 2000, quelques jours avant Noël, il se livra cependant à quelques confidences. Il avait 69 ans. Ce soir-là, à la BBC, David Cornwell, alias John le Carré, reconnut qu’il avait été dans sa jeunesse un agent secret au service de Sa Gracieuse Majesté. Lorsqu’il était étudiant à Oxford, il espionnait ses camarades dont il pensait qu’ils étaient susceptibles d’être recrutés par les Soviétiques.

Juste un écrivain

En 1961, il s’était rendu à Berlin aux premières heures de la construction du mur.

« J’avais vu la Friedrich Strasse hérissée de fils de fer barbelés, les chars russes et américains se faire face en se menaçant. En rentrant chez moi, je me suis mis à écrire “L’Espion qui venait du froid”. Je noircissais des carnets en allant au travail ou pendant les heures creuses à l’ambassade. Ma famille devenait folle. Tous les matins, je me levais vers 4-5 heures pour écrire. J’avais l’impression de vivre une chose qui n’arrive qu’une fois dans une vie : une combinaison unique de circonstances politiques, d’appétit féroce d’écriture, de naufrage complet de la vie privée. »

Le roman paraîtra en 1963. Un an plus tard, il quitterait le Foreign Office pour devenir écrivain. Juste un écrivain.

 

Source: Lemonde.fr

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