Au moins 133 000 personnes, selon les chiffres du ministère de l’intérieur, et 500 000 selon les organisateurs, ont défilé un peu partout en France, samedi 28 novembre, contre la proposition de loi « sécurité globale », adoptée en première lecture à l’Assemblée nationale mardi 24 novembre, et contre sa mesure phare, qui prévoit de restreindre la possibilité de filmer les forces de l’ordre. Les manifestants ont également dénoncé les violences policières et le racisme.

« C’est le peuple de la liberté qui a marché dans toute la France pour dire au gouvernement qu’il ne veut pas de sa loi “sécurité globale”, qu’il refuse la surveillance généralisée et les drones, qu’il veut pouvoir filmer et diffuser les interventions des forces de l’ordre », a réagi la coordination StopLoiSécuritéGlobale, qui rassemble notamment des syndicats de journalistes et des associations de défense des droits humains.

C’est à Paris que les manifestants étaient les plus nombreux. Selon les chiffres du ministère de l’intérieur, 46 000 personnes se sont rassemblées entre la place de la République et la place de la Bastille. Les organisateurs, eux, revendiquent la présence de 200 000 personnes. Une semaine plus tôt, ils étaient 7 000 à avoir investi la place du Trocadéro.

« Si on ne peut plus filmer ou photographier, qui va nous protéger des violences policières ? »s’inquiétait notamment Camille, 23 ans, faisant référence à l’article 24 de cette proposition de loi, décriée par les défenseurs des libertés et les sociétés de journalistes.

« C’est une loi qui s’inscrit dans un enchaînement de contraintes liberticides », a dénoncé de son côté Kathy, également présente au sein de la manifestation parisienne. « On ne peut plus parler de démocratie dans un Etat qui interdit aux journalistes de prendre des photos », estime cette attachée de presse, qui rappelle le fossé avec 2015 :

« Après les attentats, on applaudissait les policiers. Maintenant, on a l’impression qu’ils ne nous protègent plus, alors que c’est leur mission. »

  • Quelques incidents à Paris

Si le cortège parisien était dans son ensemble calme et déterminé, des incidents ont cependant marqué la journée. Des groupes de manifestants ont formé des barricades et allumé plusieurs feux, lesquels dégageaient de grands panaches de fumée et une odeur âcre. Ces derniers, qui ont embrasé un kiosque, une brasserie et une façade de la Banque de France, ont été maîtrisés vers 18 heures, tandis qu’une partie de la place était noyée sous les lacrymogènes.

Le long du parcours, divers éléments du mobilier urbain ont été détruits et plusieurs voitures incendiées, déclenchant l’intervention des pompiers, tandis que le reste du cortège poursuivait son défilé. La place de la Bastille a finalement été évacuée vers 19 heures, avant que le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, ne fasse savoir qu’il condamnait les « violences inacceptables [perpétrées] contre les forces de l’ordre ». Le parquet de Paris a annoncé vers 19 heures avoir placé vingt-sept personnes en garde à vue.

De son côté, la coordination a « fermement » dénoncé les « quelques dégradations et violences », notamment celles « contre des policiers sur la place de la Bastille » après la fin de la manifestation. « Nous ne pouvons accepter qu’une poignée de personnes impose par la force leur stratégie de contestation à des centaines de milliers d’autres manifestants pacifiques », a souligné le communiqué.

Un photographe indépendant d’origine syrienne, collaborateur de Polka et de l’Agence France-presse (AFP), a été également blessé au visage pendant une charge de police tout comme plusieurs manifestants, a constaté une journaliste de l’AFP.

  • Plus de 7 500 manifestants à Lyon

Lyon, plus de 7 500 personnes participaient à la manifestation, selon les chiffres de la préfecture. Composée de personnes de tout âge, la « marche des libertés », dans laquelle on pouvait aussi distinguer les couleurs de la CGT, de FO, de La France insoumise, des « gilets jaunes » ou de la Confédération nationale du travail (CNT), s’est ébranlée au bout d’une heure pour se diriger, via les quais du Rhône, vers la place Bellecour.

« Les lois restrictives des libertés ne cessent de se multiplier »a dénoncé l’ancien bâtonnier de Lyon Farid Hamel, présent dans le cortège. Il a ajouté :

« Depuis Sarkozy, Hollande, ça n’arrête pas. Si un dictateur prend le pouvoir demain en France, il aura tous les outils juridiques à sa disposition. Sous des prétextes sécuritaires, on construit un régime qui peut glisser à tout moment dans l’autoritaire. »

Des manifestants et trois policiers ont été blessés par des jets de projectiles lors de débordements, a indiqué la préfecture du Rhône, avant de préciser en début de soirée que quatre interpellations avaient eu lieu à l’issue de la « marche des libertés ».

Dans la Loire, environ un millier de personnes se sont retrouvées dans l’après-midi à Saint-Etienne, où un groupe de manifestants a projeté des œufs sur les locaux de la police municipale, dont ils ont également tagué la façade, a constaté un correspondant de l’AFP.

Plus tôt, quelque 200 personnes avaient défilé à Roanne (Loire) et 300 au Puy-en-Velay, le chef-lieu de la Haute-Loire, dans le calme cette fois, ainsi que l’ont indiqué des sources préfectorales. Même quiétude également à Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, où un peu plus de 700 personnes s’étaient rassemblées.

  • Le maire au sein du défilé à Bordeaux

Ils étaient 6 000 à Bordeaux, selon la préfecture, à l’occasion de la manifestation la plus importante pour cette ville depuis la crise des « gilets jaunes », rapporte l’AFP. Pierre Hurmic, le maire (Europe Ecologie-Les Verts) de Bordeaux, était présent dans le cortège : « Je considère qu’on est dans une période difficile pour nos libertés, il faut qu’on se mobilise », a-t-il expliqué au Monde. « Je suis là en tant que maire et en tant que citoyen. Je ne trouve pas ça normal que l’on profite de cette période où tout le monde est stressé, angoissé, pour faire passer des lois liberticides. Je vois qu’il y a beaucoup de Bordelais, beaucoup de jeunes ; je suis rassuré qu’il y ait du monde dans la rue. »

Article réservé à nos abonnés Lire aussiFilmer les policiers, un droit bafoué avant même la loi sur la « sécurité globale »

Lille, la préfecture a indiqué qu’entre 1 400 et 4 000 personnes ont manifesté, dont Laetitia, qui craint que l’on ne « bascule vers quelque chose de très autoritaire. Depuis les manifs des “gilets jaunes”, c’est comme si c’était devenu normal, cette forme de répression, estime cette professeure d’anglais de 43 ans. Et ce durcissement fait froid dans le dos. »

Un premier rassemblement, débuté à 11 heures à l’appel du « Club de la presse » des Hauts-de-France, des syndicats SNJ-CGT, CFDT, SDJ-FO, Sud Solidaires, et de la Ligue des droits de l’homme, a réuni plus d’un millier de personnes selon les organisateurs, la préfecture en ayant dénombré 400.

Strasbourg, les chiffres variaient entre 1 500 manifestants selon la préfecture et près de 3 000 selon les médias locaux et l’AFP, alors que quelques tensions sont survenues au moment de la dispersion du cortège.

« Depuis des années, on parle de violences policières : Adama, Théo, Cédric Chouviat, et même bien avant, estime Jean-Luc, venu manifester dans la capitale alsacienne avec ses deux filles. Au lieu de s’attaquer à ce problème, le gouvernement s’en prend à nos libertés. On sait bien que filmer, ça évite les bavures. »

Rennes, ce sont jusqu’à 4 000 personnes, selon la préfecture, et 5 000 selon les syndicats, qui ont défilé dans les rues de la cité bretonne. Des incidents ont éclaté en fin de parcours place de la République, où des manifestants étaient encore présents en nombre quand les forces de l’ordre ont fait usage de gaz lacrymogène.

  • Un contexte tendu

La controverse autour de la proposition de loi, vivement dénoncée par les journalistes et par les défenseurs des libertés publiques, s’est renforcée ces derniers jours.

L’évacuation brutale d’un camp de migrants à Paris lundi soir et la révélation jeudi du passage à tabac d’un producteur de musique noir par quatre policiers – leur garde à vue a été prolongée ce samedi –, ont suscité l’indignation et électrisé le débat. Les enregistrements vidéo de ces scènes ont été visionnés des millions de fois sur les réseaux sociaux.

Dans ce contexte tendu, Emmanuel Macron est descendu vendredi dans l’arène pour dénoncer l’« agression inacceptable » du producteur Michel Zecler, dont les « images nous font honte ». Il a de nouveau demandé au gouvernement de lui faire rapidement des propositions « pour lutter plus efficacement contre toutes les discriminations ».

Après avoir modifié le texte de sa proposition de loi pour inclure des garanties sur le « droit d’informer », le gouvernement a passé la semaine à tenter de déminer ce dossier. En vain : malgré son adoption en première lecture par l’Assemblée nationale, la polémique était telle que Matignon s’était résolu à annoncer une nouvelle réécriture du texte par une « commission » indépendante – avant de rétropédaler face à l’ire des parlementaires et de la majorité, à qui Jean Castex a dû assurer qu’ils auraient le dernier mot.

A ce sujet, le ministre des relations avec le Parlement, Marc Fesneau, reconnaît, dans le Journal du dimanche du 29 novembre, qu’il y a eu « une incompréhension » entre la majorité parlementaire et le gouvernement. « Le premier ministre a levé rapidement les doutes », assure-t-il.

Selon M. Fesneau « le gouvernement est solidaire de la majorité » sur l’article 24, même si « le dispositif doit encore être affiné ». Le Parlement a encore « des mois de travail » car la proposition de loi « sera examinée au Sénat au premier trimestre 2021, puis elle reviendra à l’Assemblée nationale, si les deux chambres ne trouvent pas un terrain d’entente »« Ensuite, le Conseil constitutionnel sera saisi », dit-il, assurant que « toutes les garanties sont prises pour un débat apaisé ».

  • Agression de Michel Zecler : le patron de la police dénonce « des comportements de délinquants ». « Ce sont des comportements de délinquants » : le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, n’a pas cherché à minimiser la gravité des actes des policiers qui ont passé à tabac, le 21 novembre à Paris, Michel Zecler, un producteur de musique noir. Dans un entretien au Journal du dimanche, le 29 novembre, M. Veaux se déclare « scandalisé » et déplore l’image renvoyée sur l’institution policière par cette affaire : « Les policiers doivent avoir un comportement irréprochable. Et c’est le cas de la quasi-totalité d’entre eux. Ce sont ceux-là, qui travaillent de manière professionnelle, honnête, responsable, qui vont avoir à subir les conséquences de tels comportements. » Pour M. Veaux, ce dérapage est « avant tout une question d’éthique, de valeurs, de déontologie », et non la conséquence d’une formation trop courte des forces de l’ordre. Michel Zecler a été roué de coups par trois fonctionnaires de police dans l’entrée d’un studio de musique du 17e arrondissement de la capitale. Les images de ce tabassage prises par des caméras de vidéosurveillance, ont été dévoilées jeudi par le site Loopsider – alors qu’une seconde vidéo diffusée aussi par Loopsider montre que M. Zecler a été également frappé dans la rue par l’un des trois policiers –, provoquant aussitôt une vague d’indignation, qui a jeté dans la tourmente l’exécutif et la majorité. « Vous pouvez faire confiance à la police nationale pour que ces événements soient traités avec la plus extrême sévérité une fois les responsabilités établies », a assuré M. Veaux, nommé, en janvier, à la tête de la police nationale.

 

Source: Lemonde.fr

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