Tunis inhume ses morts à une cadence affolante. La faute au Covid-19 qui continue de décimer le pays, le plus petit du Maghreb (moins de 12 millions d’habitants). Près de 20 000 personnes ont déjà été fauchées par le virus. Et depuis l’apparition du variant Delta, le taux de mortalité y est le plus élevé d’Afrique. La pandémie a plongé la Tunisie, qui est déjà durement touchée par les difficultés socio-économiques, dans une détresse sanitaire. Un chaos qui a servi de détonateur à la crise politique : le 25 juillet, le président Kaïs Saïed a suspendu le Parlement et congédié le chef de gouvernement, invoquant des « périls imminents » pour le pays.

Le repos éternel n’est pas pour aujourd’hui. Ni pour demain. Sous un soleil peu clément, plusieurs qabar – des fossoyeurs, en arabe – affrontent la pierre brûlante. Avec une pelle ou un marteau d’un autre temps, ils fracassent le sol ocre de la colline de Djellaz, le plus grand cimetière de Tunis, situé au cœur de la ville. Il y a des fosses à creuser, des sépultures à bâtir, des tombes à embellir. Encore et encore. « Du matin jusqu’au soir. Tous les jours. Il y en a beaucoup », souffle Mohamed Ali, 36 ans, occupé à peindre une stèle en blanc. « Il est arrivé qu’on enterre les gens la nuit dans le noir après la dernière prière », ajoute son ami Khalid, 28 ans.

« C’est ici que tu vois le mieux la crise », lance Khalid. Belle gueule, la peau noircie par le soleil, chapeau de paille sur la tête, vêtu d’un short et d’un simple T-shirt, ce jeune homme enchaîne les cigarettes et les funérailles, plus d’une dizaine par jour. « J’enterre les gens, frère. Depuis le corona, je n’arrête pas », explique-t-il. Il y a plus d’un an, il était encore coiffeur à Marseille ; mais sans-papiers, il a été expulsé en janvier 2020. « J’habite juste derrière le cimetière, et quand l’épidémie a commencé et que tout était fermé [lors du confinement du printemps 2020], Djellaz était le seul endroit ouvert, se souvient-il. C’était une “opportunité” pour gratter un petit billet et gagner mon pain. C’est dur, mais c’était l’unique chose à faire. »

Contrairement à d’autres, Khalid travaille à son compte et n’a pas de prix fixe : il prend ce qu’on lui donne, quelques dinars généralement. Mais pas le temps de papoter davantage, un autre camion de l’assistance funéraire arrive. Khalid se jette dans la fosse du défunt – « mort du Covid », comme on dit – pour terminer de creuser et de ramasser des pierres. Mains nues et baskets trouées, il recouvre la cavité de poudre de plâtre, comme l’exige le protocole sanitaire.

Puis deux hommes en blouse médicale portent – sur une civière – le sac dans lequel se trouve la dépouille. Ils le transmettent à Khalid, qui le dépose délicatement au fond de cette ultime demeure. Un tracteur ramène des carrés de pierre et du sable pour condamner la tombe. Une fois son travail terminé, Khalid se nettoie les mains avec de la terre. « Je n’ai pas de blouse, rien. Ma seule protection, c’est de dire “bismillah” [Au nom d’Allah]. Je n’ai pas attrapé le corona, lance-t-il en souriant. Ce virus de merde a tué nos vies. »

Devant lui se dressent des centaines de stèles parfaitement alignées en direction de La Mecque : uniquement des personnes décédées cette année. « Avant, ici, c’était vide. C’était une décharge sauvage », raconte-t-il. Pour accéder à ce coin désormais nettoyé, il faut parcourir plusieurs centaines de mètres depuis l’entrée du cimetière. On croise des femmes qui font la manche ou des vendeurs de graines pour oiseaux, jusqu’à grimper sur la colline, le seul endroit où il reste encore de l’espace à Djellaz. Mais pour combien de temps ? Ici, tous les travailleurs savent qu’ils sont en train de creuser les dernières tombes.

« Le cimetière est saturé », reconnaît au Monde Souad Abderrahim, la maire de Tunis. Depuis le début de l’épidémie, le nombre quotidien d’inhumations a été multiplié par deux, voire plus, à cause du virus. « Il y a désormais entre quarante et quarante-cinq enterrements par jour, et environ la moitié est liée au Covid, explique Lotfi Mrah, le directeur du cimetière. Si l’on continue à ce rythme, dans quelques mois, il n’y aura plus de place. Je pense d’ici à juin 2022. » Afin d’anticiper le problème, la ville a déjà fait une demande pour acquérir un terrain, situé à Hraïria, une localité voisine qui dépend du gouvernorat de Tunis. « Nous attendons la réponse de l’Etat », précise Mme Abderrahim.

Pour trouver une sépulture même quand il n’y en a plus, il reste la possibilité d’enterrer ses proches dans une tombe familiale, à condition que le parent soit décédé il y a au moins huit ans. Mohamed Dorgham, 39 ans, rend, comme chaque semaine, visite à sa mère Miriam, morte du Covid-19 le 18 avril, à 72 ans. Désormais, elle repose avec ses parents. « Il y a trois noms sur la stèle, c’est rare ici, soupire ce chef d’entreprise. Mais ça va être de plus en plus comme ça. »

Source: Lemonde.fr

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