La brutalité est un acte fondateur et/ou destructeur du mandat d’un Premier ministre. En mars 1990, sir Anerood Jugnauth (SAJ) réprime fermement une grève d’employés du Central Electricity Board. Il ordonne l’arrestation de syndicalistes et le recours à des soldats de la Special Mobile Force pour remettre les centrales électriques en marche. En 2004, au plus fort des licenciements dans un secteur textile en pleine hémorragie post-accord multifibre, Paul Bérenger justifie la ligne dure contre les manifestants venant de perdre leur emploi. «SSU pa la pou donn bibron ti-baba», lâche-t-il aux journalistes tout en s’en prenant aux «hystériques» qui critiquent sa méthode. Octobre 2017, Pravind Jugnauth tente de faire extrader manu militari un pilote étranger dont le contrat a été résilié et le permis de séjour annulé suite à une «grève» à Air Mauritius (MK).

Ce type d’actes, de décisions et de comportements se juge avec recul. Nous en avons sur les événements de 2004 et de 1990. SAJ et Bérenger ont géré avec ce qu’ils avaient dans leurs boîtes à outils de l’époque. Le pays n’a pas connu de black-out étendu. Le secteur textile, avec un genou à terre, ne s’est jamais vraiment remis. Mais les licenciements de milliers d’ouvriers, chez Esquel et ailleurs, n’ont pas basculé Maurice dans une crise sociale. Que dira-t-on dans dix ans de la manière dont Pravind Jugnauth a réagi à la situation à MK depuis jeudi dernier ?

Nous ne le saurons qu’avec le temps. Mais nous pouvons déjà nous aventurer à constater quelques faits. Les Mauriciens sont de grands complexés vis-à-vis de l’argent. Ils se plaignent quand ils n’en gagnent pas assez. Tout comme ils ne cessent de geindre à l’égard de ceux qui gagnent très bien leur vie. Les pilotes de ligne en font partie. Mais ce type de ressentiment fait pâle figure quand on le compare à l’hostilité qu’éprouve le citoyen face à une personne perçue comme étant victime de «dominer». Surtout quand le tortionnaire désigné est l’Etat.

On peut tout à fait comprendre l’objectif de l’extradition expresse – avortée par un ordre de justice – de Patrick Hofman, le président de l’Airline Employees Association. Le capitaine est une forte tête, dont la grande gueule lui vaut des fans mais aussi de sérieux détracteurs parmi le staff de MK. Face à celui qui est présenté comme le «ring leader» de la contestation, la stratégie était toute trouvée. Envoyer un signal clair en remerciant sans ménagement les principaux animateurs de la fronde et extrader au plus vite la forte tête de service.

Mais c’était sans compter les techniques de guérilla (numérique) urbaine. Samedi, la nouvelle de la descente de police au domicile de Hofman pour l’extrader a causé un fort émoi – online et offline. Aidant, du coup, à la mobilisation de même ceux qui étaient jusqu’ici modérés dans leur attitude vis-à-vis de leur direction. Certes, l’Immigration Act et la Deportation Act permettent toutes deux au Prime minister’s Office (PMO) d’ordonner l’extradition d’une personne devenue immigrant clandestin. Mais à l’expiration des permis de séjour, même pour cause de licenciement, les services de l’immigration permettent volontiers à ceux ayant séjourné une longue période dans l’île d’expédier les affaires courantes, les inscriptions scolaires des enfants ou encore la vente de biens mobiliers avant de quitter le pays. Or, la manière de faire du PMO dénotait une volonté évidente de casser et punir Hofman.

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Les pilotes de MK ne pouvaient qu’utiliser le boulevard mis à leur disposition par l’intrusion de la politique dans ce qui n’était, en théorie, qu’un litige entre une entreprise et ses salariés. Dès lors, il n’était pas compliqué de dérouler la liste des récriminations justifiées contre le transporteur national. Dont la politisation à outrance des décisions et des instances de décision au Paille-en-Queue Court peut mener à la constitution d’un conseil d’administration faiblard ou encore au limogeage d’un CEO de la trempe de Megh Pillay parce que la voix du petit copain est toujours la meilleure…

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Somas Appavou, un professionnel reconnu, éprouve tout le mal du monde à projeter l’image d’un décideur posé, agissant sans interférence politique. Pourtant, si l’homme veut bien prendre des risques, l’épisode de la «grève» peut constituer une opportunité inouïe de solutionner quelques problèmes latents. La première étant effectivement la situation des pilotes. Selon la moyenne de l’industrie, les pilotes d’Air Mauritius ne sont pas sous-payés. Un pilote mauricien travaillant pour un géant international de l’aérien nous explique même qu’ils obtiennent un package finalement assez correct avec des conditions de travail et de vie pas désagréables.

L’opportunité pour Somas Appavou est, en somme, ailleurs. Avec 200 pilotes, MK a juste assez d’effectifs pour desservir toutes ses destinations. Mais sont-elles toutes utiles ? Or, dans un contexte où les pilotes sont en forte demande à l’international et puisque les avions sans pilote ne vont pas voler de sitôt, MK est condamné soit à accepter de mieux rémunérer ses pilotes, soit à se séparer d’une partie d’entre eux. La seconde option n’est pas aussi farfelue qu’elle le semble. Le dernier rapport annuel de la compagnie nationale ne dit pas clairement en quoi l’Air Corridor Asie-Afrique a réellement servi les intérêts financiers de la compagnie. A vrai dire, les effets du couloir aérien sur les affaires ou le tourisme sont finalement assez modestes. Il est probablement tentant pour la direction de MK de profiter du départ de certains pilotes pour justifier l’arrêt de certaines dessertes en Asie ou en Afrique.

Puis, il y a le problème plus fondamental du staff de MK. L’entreprise est réputée ingérable. Notamment à cause de la forte sédimentation de personnes recrutées par affiliation politique au fil des années. Résultat des courses : il existe, à Air Mauritius, des chauffeurs qui empochent plus de Rs 40 000 par mois alors que d’autres salariés obtiennent la moitié de ce traitement à travail plus ou moins égal. Le rapport McKinsey a, un temps, été la bible du reingeneering de la compagnie. D’ici la fin du mois, ce sont les experts de Capfor qui proposeront leurs recettes, probablement amères, elles aussi.

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Dans un monde idéal, le dialogue reprendrait entre les pilotes et leurs employeurs. Dans un monde idéal, chacun comprendrait que la compagnie nationale est un service essentiel – qui, au même titre que les pompiers ou les ambulances,  ne peut être volontairement perturbés. Dans un monde idéal, Somas Appavou prendrait les décisions qui s’imposent en faisant l’équilibre entre la pérennité de l’entreprise et le bien-être du staff de MK. Et prendrait la porte de sortie s’il ne se sent pas soutenu. Car comme ses pilotes, ses talents sont recherchés à l’international. Mais à Air Mauritius, tous les vols en direction du monde idéal ont été annulés depuis des lustres. Il ne reste que les navettes pour le PMO et la Government House.

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