Le 3 mai est encore loin. Mais la récente polémique sur la manière dont un fait divers a été traité dans la presse mérite qu’on s’attarde sur les lézardes qui parcourent une institution vieille de 244 ans à Maurice. Se morfondre sur un prétendu âge d’or de la presse locale ne sert à rien. Tout comme il est improductif de s’armer d’une pelleté de cailloux pour les lancer sur tel journaliste ou titre de presse. Nous avons déjà déploré ici la « croque-mortification » de l’info et, ailleurs, le fait que sexe, presse et [d]égouts font trop souvent bon ménage…

En ces temps troubles où les vieilles institutions sont contestées, il faut évaluer l’ensemble des faiblesses de la profession mais aussi ses contraintes et adversités nouvelles – elles sont nombreuses. De ce fait, si une étude approfondie et rigoureuse était menée sur ce que pensent les Mauriciens de leurs médias, le tableau serait sans doute ambigu. Ce qui est certain, c’est que la presse, comme institution, ne susciterait plus la confiance de huit citoyens sur dix. Comme cela était le cas lors de sondages réalisés il y a une décennie. Bien des raisons expliquent cela.

Commençons par le sommet de la pyramide. Car il est un peu trop facile d’accuser les reporters en affirmant qu’une chaîne n’est pas plus solide que son maillon le plus faible. L’expression la plus juste pour la presse est plutôt « le poisson pourrit toujours par la tête ». Il faut bien constater la faillite partielle du leadership dans la presse.

L’intelligence et la compétence de grands patrons de presse résident grandement dans leur capacité à bien s’entourer. Or, de nombreuses institutions vénérables ont des dilettantes à leur tête. Les uns obsédés par la bouteille et les jupes de leurs collaboratrices et les autres par leurs parties de golf et leurs sauteries au Champ-de-Mars. Tandis qu’ailleurs, d’autres califes ressemblent davantage à des barons de l’immobilier qu’à des magnats de la presse.

Monopolisés par leurs lubies, ils ont failli dans leur tâche de choisir les responsables de rédaction sachant conjuguer discernement, compétence journalistique et déontologie. Mais aussi des personnes clés – chefs d’édition et premiers secrétaires de rédaction – agissant comme les gardiens des règles et de la ligne éditoriale à tous les instants.

On ne le dit pas assez : sur un site Web ou un journal en passant par une radio, un protocole établi régit la manière dont l’information est recueillie, vérifiée, traitée puis diffusée. Si le titre et l’angle d’un article sont racoleurs ou contraires à l’éthique, il y a au moins deux co-responsables de la bêtise, au-delà du journaliste fautif.

Il faut toutefois admettre que le socle de la pyramide de la presse est également branlant. Après un certain nombre d’années passées dans la profession, nous pouvons affirmer que la grande majorité de ceux qui rejoignent la presse à Maurice le font sans conviction ni vocation profondes. De la vitrine extérieure, le métier paraît glamour. Mais de l’intérieur,  le niveau des salaires ; les horaires ; les sacrifices personnels ; le manque de challenge ; et les plans de carrière définis arbitrairement ont assez rapidement raison de la plupart de ceux qui aspirent à durer comme journaliste.

Par conséquent, ils sont nombreux à succomber aux chants des sirènes des relations publiques ou de événementiel. D’autres, profitant de leur accès privilégié aux politiques, jouissent d’un boom salarial de 100%, voire davantage, en devenant attachés de presse de ministres. Si le nombre de journalistes qui ont vire mam pour chanter les louanges de leurs nouveaux patrons est considérable, il faut aussi admettre que les rédactions pullulent de journalistes qui attendent que leurs champions – actuellement dans l’opposition – reviennent au pouvoir pour courir leur proposer leurs services.

Les rédactions n’étant que des portes tournantes pour un certain nombre de journalistes, ils ne consentent ni aux sacrifices ni aux efforts nécessaires pour installer leur carrière et leur crédibilité personnelle et professionnelle. Voués à quitter ce monde, ils ne font donc pas grand cas des principes – parfois de base !

Mais de quels principes parle-t-on ? Ceux qu’apprennent les étudiants en journalisme et en mass comm sur les bancs de nos universités ? Mal conçues et déphasées par rapport aux réalités des salles de rédaction, les formations locales en journalisme ne forment pas des journalistes. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Car elles sont rarement dispensées par des praticiens expérimentés.

Allez ainsi demander à nos enseignants en journalisme de détricoter des real life situations où s’emmêlent des questions déontologiques et journalistiques compliqués. Les réponses théoriques pleuvront ! N’ayant passé aucun ou que très peu de temps dans une rédaction, il ne faut pas s’attendre à ce que les enseignants entraînent leurs étudiants à faire face à la réalité.

Puis, il y a ce concept, qui paraît-il, est important : la déontologie. Avec solennité, les uns brandissent leur code, d’autres affirment en posséder un qu’ils se gardent de rendre public. « The true test of a man’s character is what he does when no one is watching », a écrit un ancien coach américain de basketball. Or, dans la profession, certains coaches de journalistes ont érigé les règlements de compte personnels, les comportements répréhensibles et les pratiques déontologiques douteuses comme le « new normal » dans leurs rédactions respectives. L’exemple venant d’en haut, il ne faut absolument pas s’étonner que les nouveaux arbrisseaux de la presse poussent de travers, guidés par des tuteurs bancals.

Toutes ces problématiques ont pu exister dans le monde de la presse traditionnelle, mais l’arrivée du haut débit et le fait que journalisme se conjugue avec « Web » depuis quelques années a davantage bouleversé et compliqué la situation. A l’heure où pas loin de 3 Mauriciens sur 4 « consomment » l’information en ligne, ce sont autant de commentaires et de jugements qui se forment sur le travail des journalistes.

Il n’y a rien d’étonnant donc qu’au pays où tout le monde est un entraîneur de foot ou stratège politique en puissance… de son canapé, que le même phénomène s’applique au journalisme. Ainsi, des finances et du rôle du Media Trust aux agendas occultes – réels ou fantasmés – de titres de presse et des journalistes, tout le monde a une opinion définitive et forcément bonne de ce qui serait la réalité de la presse et ses pratiques. Ainsi que de ce qu’il faut ou ne pas faire dans la presse.

Les critiques pleuvent, notamment de ceux qui ne sont sujets à aucune des obligations légales et professionnelles auxquelles les journalistes sont astreints. Certes, souvent, les piques sont justifiées et méritées, mais dans bien des cas, les faits allègrement mélangés à de l’opinion, voire de la calomnie, sont présentés comme des œuvres journalistiques indiscutables sur le Web. Alors que la diffusion des mêmes propos sur une radio, un journal ou un site Web entraînerait illico une action en justice contre le journaliste et son employeur.

Cette drôle de relation qui s’est installée entre journalistes et leurs audiences a à son tour généré ses propres dérives. A l’heure où la pertinence du journaliste se mesure au nombre de likes et de followers, un petit star system commence à s’installer dans la profession. Avec de plus en plus de journalistes qui oublient que n’étant pas des rock stars, ils n’ont pas de « fans ». Mais tout au plus, des lecteurs, auditeurs ou spectateurs fidèles.

John Lennon a beau avoir chanté la paix, il a a été assassiné. Aussi talentueux qu’il soit, Tom Hanks a ses détracteurs. Tout contents de jouer les stars pour leurs « fans », des journalistes ne voient pas qu’ils alimentent en même temps la critique – parfois justifiée mais aussi bête et méchante – des non-fans.

Plus profondément, le bouleversement technologique a considérablement rabaissé la barrière à l’entrée dans l’industrie de la presse. L’impression coûteuse sur papier ou encore l’acquisition d’équipements complexes sont des choses du passé. Aujourd’hui, n’importe quel quidam avec une connexion internet haut débit, quelques ordinateurs et quelques caméras peut prétendre lancer sa web tv. Surtout si de généreux financiers issus du monde hippique se penchent sur le berceau du bébé au sourire solaire. Ou alors si ce sont d’anciens vassaux politiques des précédents seigneurs qui prouvent leur admiration à leur nouveau roi en ressuscitant matinalement un journal.

C’est dans cet environnement hyper-concurrentiel qu’opèrent les journalistes consciencieux, les mercenaires aussi bien que les diffuseurs de « fake news ». Happés par la concurrence et le risque que d’autres « break the news » avant eux, c’est à une véritable course à l’armement que se livrent les rédactions. Mais obsédés par l’impératif d’être les premiers sur tout, les journalistes restent trop souvent à la surface des choses. Une nouvelle en chassant l’autre à un rythme de plus en plus effréné.

Cela a deux conséquences fâcheuses. D’une part, des erreurs factuelles et des bévues déontologiques trop récurrentes à cause de la précipitation à produire et diffuser l’information. Et d’autre part, la place amoindrie du sens dans le traitement de l’information. Avec le « pourquoi » journalistique relégué au rang d’un luxe qu’on se permet que quand on a du temps disponible.

A vrai dire, le journalisme à Maurice n’est que le reflet de la situation globale – notamment en politique – dans le pays. Qui vit une crise de leadership face à un contexte économique incertain dans lequel les valeurs, jadis importantes, s’érodent inexorablement. Comme pour la politique, ce sont les Mauriciens qui peuvent changer les choses. Notamment en maintenant le plus haut niveau d’exigence envers les journalistes et en éliminant sans ambages ceux qui ne passent pas le test de qualité et de pertinence.

Mais encore faut-il que la majorité des lecteurs, auditeurs et spectateurs fassent des choix raisonnés et raisonnables. Un bon article (ou une bonne vidéo) est un article (ou vidéo) qui est largement lu(E) ou vu(e). Or, que doit-on penser de nos lecteurs, auditeurs et spectateurs quand on constate que ce sont les nouvelles les plus graveleuses [les drames sanglants] et tragiques [les querelles politiciennes] qui réalisent les pics d’audience ?

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