C’est l’injonction du chef : il faut choisir son camp. A l’entendre, il n’y en a que deux : le sien ou celui des trafiquants de drogue. C’est ce que Pravind Jugnauth explique depuis quelque temps. Ce samedi, c’est ce qu’il a ordonné aux journalistes qui le pistaient depuis son retour de vacances afin qu’il réponde à des questions sur les accusations portées par le condamné Peroomal Veeren. Pris dans un match de ping-pong depuis les propos fracassants du trafiquant de drogue, l’emballement a fait des dégâts dans deux camps – chez Jugnauth et dans la presse. Chacun a marqué des points mais aussi perdu des plumes.

Des journalistes traversent parfois toute leur carrière sans rencontrer un caïd de la drogue déposant devant une commission d’enquête pour affirmer que d’une part, le Premier ministre finance l’achat d’importantes quantités de drogue, et d’autre part bénéficie de dons politiques des trafiquants. On peut donc imaginer la frénésie qui a gagné la profession, ce jeudi.

Sans aucun effort de mise en perspective, de nombreux médias se sont immédiatement emparés de la phrase. Sans préciser que le président de la commission d’enquête a demandé, en vain, des preuves au condamné. Ou encore sans relever que si les dires de Veeren sont justes, Pravind Jugnauth serait un schizophrène qui finance un réseau tout en permettant aux institutions opérant directement sous ses ordres de le démanteler. Les confrères qui ont ainsi pris une réelle distance par rapport aux propos de Veeren – et l’ont rapidement dit/écrit – se comptent sur les doigts d’une main.

Si à la faveur des heures qui passent, le soufflé médiatique serait retombé, le «manquement» de l’entourage de Pravind Jugnauth a jeté de l’huile sur le feu. Le congé maladie du directeur de la communication du PMO aidant, il a été décidé de n’inviter que la radiotélévision nationale et Top FM à un point de presse improvisé du chef du gouvernement à sa descente d’avion.

La MBC est tenue de ne pas dire un mot de travers sur son patron. Alors que la radio en question est connue pour ses retournements de veste opportuns et sa servilité intéressée envers les Premier ministres – Ramgoolam était abonné à son titre d’homme de l’année, dans le temps ! Froissés par le boycott, mais aussi soupçonneux de la volonté de Pravind Jugnauth de ne parler qu’à des soumis, de nombreux journalistes et responsables de rédaction se sont rapidement demandés si tout cela n’indiquait pas une sorte d’embarras du chef du gouvernement face aux accusations de Veeren. Dès lors, la chasse était ouverte.

Elle a été infructueuse lors de la soirée des 50 ans d’Air Mauritius, ce vendredi. Coup manqué, une nouvelle fois, lors des célébrations de la Journée internationale de la jeunesse, le lendemain. C’est finalement dans l’après-midi de samedi que Pravind Jugnauth a pu être coincé par les journalistes. Perdant son sang-froid, il a vite lancé des accusations de partisanerie à la figure des reporters. Hier, il a précisé sa pensée. Affirmant que des journalistes sont de mèche avec des trafiquants.

Ce qui est certain, c’est qu’il flotte un parfum de partisanerie ou, le cas échéant, d’hostilité à l’égard de Pravind Jugnauth chez certains médias. On le ressent dans les portraits sans aucune news value et ne servant que de prétexte pour glisser quelques attaques gratuites contre la famille du Premier ministre ou sa personne. Ou dans des opinions de ceux qui – sobres ou en état d’ébriété – se rêvent en nouveau Jayen Cuttaree. Mais revenons à l’accusation principale du ministre de l’Intérieur : certains journalistes «donnent un coup de main» à la mafia, dit-il.

Les enquêtes sur le trafic de drogue aidant, l’accusation de Pravind Jugnauth prend une toute autre dimension. En effet, légalement, les communications téléphoniques de dizaines de personnes sont sans doute en train d’être surveillées par la police. Et le Premier ministre est sans aucun doute régulièrement informé des pistes que suit celle-ci. Le chef du gouvernement dit d’ailleurs régulièrement détenir des renseignements perturbants sur l’étendue des ramifications des réseaux. S’étendent-elles jusque dans la presse?

Soucieux de rapporter des breaking news et de s’enivrer ensuite de leurs « vous l’avez appris en primeur sur… », les professionnels des médias maintiennent un contact régulier avec des suspects et leurs familles. Des confrères avouent toutefois volontiers leur gêne par rapport aux méthodes de certains membres de leurs rédactions ayant franchi la ligne jaune.

Ces personnes confondent la recherche de l’information au service de l’intérêt général avec le fait de se muer en informateur de personnes peu recommandables afin d’obtenir leur confiance et subséquemment, de mieux leur soutirer des informations. Obnubilés par la compétition et le besoin de briller, certains confrères ont probablement franchi les limites de la déontologie et de la légalité Il existerait d’ailleurs des enregistrements de conversations pour le prouver…

La presse mérite-t-elle donc toutes les insultes que Pravind Jugnauth lance contre «certains» ? Certainement pas ! Le Premier ministre ne peut pas prétendre échapper aux questions sur les dires de Veeren au prétexte qu’ils viennent de ninport ki batiara. Car, c’est sur les révélations du présumé ninport ki batiara Navin Kistnah que compte la police pour démanteler un des plus importants réseaux de trafic de stupéfiants du pays.

Jugnauth peut en prendre ombrage, mais la Commissions of Inquiry Act permet à une commission d’enquête d’auditionner sous serment ninport ki batiara. C’est donc à la commission Lam Shang Leen, et à personne d’autre, de dire si un témoignage constitue un « tissu de mensonge » ou pas. Après avoir auditionné Veeren à nouveau, ou pas, la commission dira dans son rapport si ses propos doivent être complètement ignorés ou si certains éléments pertinents ou corroborés méritent un approfondissement.

Car autant la première accusation de Veeren à l’égard de Jugnauth ressemble à du délire. Autant son affirmation que le MSM a reçu de l’argent sale durant la campagne électorale ne peut pas être balayée d’un revers de la main. Pour une raison simple : il n’existe, en l’état actuel de notre droit, absolument aucun moyen de vérifier la légitimité de chaque contribution reçue par les partis politiques.

Fin 2015, notre documentaire Financement Politique: Voyage dans un trou noir a expliqué en détail comment et pourquoi les quelque Rs 800 millions à Rs 1 milliard que reçoivent les principales alliances avant les législatives sont entourées d’un épais rideau de fumée. De quoi nous conduire à rétorquer au Premier ministre que nous ne pouvons nous fier à sa seule parole pour confirmer que la défunte Alliance Lepep n’a pas encaissé de l’argent sale. Peu importe s’il a été question de Rs 10 000 ou Rs 30 millions.

D’ailleurs, les motifs de soupçons existent. Car si Geanchand Dewdanee a été décrit comme un zanfan lakaz au parti soleil, Shahebzada Azaree a aussi été actif auprès du Parti travailliste. Or, tous deux sont des suspects dans le cadre de l’enquête sur les 137 kilos d’héroïne saisis au port. Donc, quoi qu’ils en disent, ni Navin Ramgoolam, ni Xavier Duval, ni Paul Bérenger, ni Pravind Jugnauth ne peuvent certifier la provenance de chaque sou reçu dans le cadre des dernières législatives.

Le Premier ministre ne doit donc pas en vouloir aux journalistes de ne pas prendre ses affirmations pour argent comptant. Car après tout, si on ne peut pas se fier à ce que raconte ninport ki batiara, il est aussi sain, dans une démocratie, de réclamer des comptes à ninport ki politisien 

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