Il fait nuit. Nuit. Désir d’écrire. La langue est faite de chair et sang et celui qui s’en approche hésite, il a peur, il veut retourner sur ses pas, aller là-bas en un lieu tranquille, ne plus désirer cette langue. Mais il sait l’impératif de la création. Il sait sa violence. Il a parfois l’impression d’être habité, d’être hanté. Quelle est donc cette chose qui est en lui ? Il ne le sait trop. Mais qu’importe. Il lui faut créer. Il lui faut effriter la matière de son corps pour en extraire l’écriture. Et cette écriture se fait par l’entremise d’une langue, qui est autre, séduisante et inaccessible. Et il en a peur. Depuis toujours. Il hésite donc. Il y reviendra tout à l’heure. Il ne pourra pas s’empêcher de le faire. Parce qu’il est poète.

Ou, du moins, c’est ce qu’il croit être.

Parce qu’il est en lui un silence. Parce qu’il est en lui un indicible. Parce qu’il est en lui un souffle ou une voix. Qu’importe le nom qu’on donne à la chose. Qu’importe le sens qu’on lui donne. Mais elle est en lui. Comment en parler ? Dire que parfois les mots enserrent ses tripes, dire que parfois les mots sont comme de la musique, dire que les mots le rongent, dire que les parfois dévalent dans son corps et qu’il doit littéralement les répandre sur la page. Dire qu’être poète est un cheminement vers cette chose en soi, silence ou voix, qu’importe. Qu’importe. Qu’importe. Dire que la poésie est ce travail de ressassement, de création, à chaque instant presque. Jusqu’à ne plus en pouvoir.

Dire que la poésie est expurger son corps de tout son sang.

Il envie parfois ceux qui naissent ‘dans’ une langue. Elle est certes toujours un désir mais un désir inscrit en soi, non en dehors de soi. Il envie ceux qui l’écrivent, qui la manipulent, la triturent, ceux qui écrivent sans se poser la question de la langue. La poésie est toujours une rupture, de soi à soi, de soi à la langue mais elle est rupture doublement plus douloureuse quand la langue est autre.

Il se dit aussi parfois qu’il est un enfant adopté par cette langue. Il sait le péril de cette vie d’orphelin. Orphelin qui doute toujours de sa faculté à se faire aimer, orphelin qui tend vers un amour dont la réciprocité relève toujours du doute et de l’incertain. Rien ne parvient jamais tout à fait à le rassurer.

Il serait finalement plus simple de se taire. Faire du silence en soi un silence absolu. Permettre au silence de se déployer pleinement. Puisqu’il ne peut être en une langue.

Mais il écrit une fois encore. Et chaque poème est une apocalypse, chaque poème est le dernier poème. Il ne sait si tout à l’heure, demain ou un autre jour, il écrira. Il écrit ainsi porté par l’énergie d’un doute, que le silence se fera en lui. Qu’il deviendra un jour silence. Qu’il fera le deuil de ses velléités littéraires.

Et il se met donc à écrire une fois encore. La genèse du poème relève de l’inexpliqué. Il est une mystique à la poésie, une étrangeté fondamentale. Et maintenant il lâche prise, il ne pense plus, il ne réfléchit plus, il n’est plus, à vrai dire, que la transe des mots se fasse, que les mots pulsent, qu’ils dansent sur la page, qu’ils écartèlent ses doutes, qu’ils s’en débarrassent, qu’ils en fassent un feu, qu’ils deviennent cendres, cendres qui se dispersent dans ses nuits.

Ecrire est ainsi une œuvre de possession et de dépossession, c’est être au plus proche de soi-même tout en se libérant de soi-même.

Et quand il écrit et qu’il n’a plus peur, les mots se font et se défont dans un rapport charnel avec la langue. Charnel en effet. Car il faut parler de la chair et du désir. Il aime cette langue comme d’autres vénèrent un corps. Parfois quand il lit les grands Le Clézio, Césaire et surtout Camus, il a envie de pleurer. Mais d’où vient donc l’emprise de cette langue ? D’où vient donc cette résonance en lui, profonde, maladive, comme une plaie, celle de la beauté, que rien ne parvient à cicatriser ? D’où vient donc cette fascination ? Il se dit que l’écrivain qui parfois parvient ainsi à dompter une langue, à la réinventer est un démiurge. Toute cette beauté est obscène. Il n’en peut plus. Et écrire cette langue exprime cette volonté, de la ployer, de la blesser, non pour en faire en faire une œuvre de beauté, semblable à celle des grands, cela lui est impossible mais pour la repousser dans les limites de sa faculté dérisoire à la beauté. C’est tout ce qu’il peut faire. Mais lors du travail de la création, il ne pense plus, les mots déferlent. Les mots sont. De façon inexplicable. Les mots sont.

Est-ce qu’il lui arrive parfois de créer de la beauté ? Est-ce qu’au bout de ce périple la beauté est ? Il n’ose y croire. Tout ce qu’il sait ce qu’il doit conquérir cette langue pour espérer fonder la beauté, sa dérisoire part de beauté.

Mais plus encore, la poésie est d’un lieu, celui de l’absence en soi. Sentiment du vide, d’un décalage perpétuel avec soi-même, désir de l’ailleurs, parchemin de son annihilation, il faut parfois descendre en soi-même pour excaver ce qu’on est, il faut parfois plonger ses mains dans les tranchées de son corps pour espérer parvenir à cette absence en soi. Pourquoi écrire si ce n’est pour écrire les ruptures, pourquoi écrire si ce n’est pour écrire ses vertiges et ses éclipses, pourquoi écrire si ce n’est pour écrire les sciures de ses angoisses, pourquoi écrire si ce n’est pour écrire les trahisons du sens, pourquoi écrire si ce n’est pour écrire les dérives de sa peau et de son sang ?

La poésie est le manifeste de l’absence en soi.

Et cette absence est aussi celle de la langue. Peut-être se dit-il parfois que la poésie se fait parce que la langue est inaccessible, peut-être que c’est dans ce rapport torturé avec ce qui ne peut être que la poésie émerge. Il aurait, sinon, écrit autrement. Il faut désirer la langue et ne pouvoir assouvir ce désir pour ainsi tenter de subvertir la langue, il faut toujours demeurer à sa périphérie, enclavé dans une perpétuelle danse, de séduction et de défaite, pour créer de la poésie.

Ainsi, la langue n’est plus l’obstacle à la création poétique. Elle est ce qui rend la poésie possible. Sans cette absence, le poème n’est plus. Sans cette absence, l’écriture est autre ou peut-être que l’écriture n’est plus. La langue n’est plus entrave mais le souffle, la langue n’est plus une frontière mais une passerelle, la langue n’est plus un lieu de défaite mais un lieu d’envol, la langue féconde la poésie, elle lui permet d’être, de proliférer.

La langue est son deuil et sa genèse.

Il est ainsi poète à défaut d’une langue. Il écrit parce qu’il ne peut pas écrire. Il écrit parce que la quête de la langue est la quête de l’absence en soi.

Il fait nuit. Nuit. Le silence orne son corps, orne son être. Désir d’écrire. La langue est à portée de ce désir. Il hésite. Il a peur. Il veut fuir. Partir. Il a peur de trahir, de ne pas être à la hauteur. Mais il écrira quand même. Plus tard. Il ne pourra s’empêcher d’écrire.

La poésie se fera. La lumière se fera. En cette langue qui ne lui appartient pas.

Il en est l’orphelin.

De l’absence et de sa quête, de la langue et de sa quête, l’amour naît de la communion de ces deux quêtes, amour certes imparfait mais l’amour est poésie.

Et il est poète. Du moins, c’est ce qu’il croit être.

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