La vengeance est un plat qui se mange froid. Vishnu Lutchmeenaraidoo a dû le penser quand, tout sourire, il est allé dire bonjour à Roshi Bhadain – à qui il n’adresse quasiment pas la parole depuis leur rixe publique. C’était vendredi dernier, à la fin de la réunion du Conseil des ministres qui a avalisé le sabordage du projet Heritage City. Comme prévu, citoyens et journalistes se sont empressés de trouver des boucs émissaires et des héros. Belle erreur !

La pire bêtise que nous pourrions commettre, en effet, serait de nous engager dans un jeu consistant à déterminer qui est perdant ou gagnant après l’échouage du projet Heritage City. Car de Pravind Jugnauth à Roshi Bhadain en passant par Gérard Sanspeur… tous courent le risque d’un naufrage. Peu ou prou. Immédiatement ou dans un futur pas nécessairement lointain.

Commençons par la vedette du moment. Depuis vendredi dernier, Gérard Sanspeur est considéré par beaucoup de Mauriciens comme le conseiller modèle : une personne capable de confronter celui qui l’emploie afin de le dissuader de prendre une mauvaise décision. Tout sauf un béni-oui-oui. Mais n’occultons pas le fait que Sanspeur dépasse désormais la mêlée d’une tête. Hier, c’était celui du ministre de la Bonne gouvernance. Demain, c’est peut-être le projet – foireux ou louche – d’un autre ministre qui sera descendu en flammes par le conseiller spécial de Pravind Jugnauth. Qui sait, peut-être même référé à la Commission anticorruption !

Les ministres qui apprécient aujourd’hui le travail de Sanspeur pourraient ainsi changer d’avis demain, voyant alors en lui un ennemi à abattre. Devenu un acteur informel de la scène politique, le conseiller spécial de Pravind Jugnauth sera traité comme tel par ses adversaires. Ses amitiés et accointances passées et présentes seront disséquées et analysées. Si des squelettes existent… ils seront exhumés et exposés en public. Sorti de l’ombre, Sanspeur apparaît désormais plus distinctement sur les viseurs de ceux qui auront intérêt à lui tirer dessus le moment venu.

Roshi Bhadain a, lui, déjà pris une balle. Résilient, il rebondira probablement. Et comme à son habitude, il ne retiendra pas les leçons de sa récente débâcle. Il persistera, par exemple, à croire que les leaders politiques accordent une importance démesurée à l’amitié. Ne sachant pas que, des Jugnauth aux Ramgoolam, c’est l’intérêt politique qui prime invariablement sur la camaraderie.

Bhadain se persuadera également que la bénédiction de sir Anerood Jugnauth constitue un bouclier impénétrable contre toutes les attaques imaginables. Ne réalisant pas que le fait de revendiquer ad nauseam le soutien du Premier ministre a des effets secondaires indésirables… surtout quand un chef du gouvernement en puissance prend ses quartiers. Bhadain continuera ainsi à mettre ses tripes et son énergie au service du roi ou du prince soleil. Incapable de comprendre qu’à la longue, sa fougue et son entêtement figeront son image de cheval fou. Et on sait ce qu’il advient de ces bêtes-là…

Pravind Jugnauth, pourrait-on penser, sort grandi des récents évènements. Il n’en est rien, puisque cet épisode met aussi à mal son image de gestionnaire et de décisionnaire. Depuis des semaines, la construction de la nouvelle cité administrative était âprement contestée à l’intérieur même de son ministère. C’est ce qui nous avait d’ailleurs amené à évoquer l’egonomie du projet Heritage City à quelques jours du discours du Budget du ministre des Finances.

Un des éléments sur lesquels nous nous étions alors appuyés était une note de 4 pages rédigée par une personne proche de la direction du MSM, dans les jours suivant l’une des dernières réunions du conseil d’administration de Heritage City Ltd. Si aucune mention n’y est faite du risque lié à l’effondrement du barrage de Bagatelle, un avertissement est toutefois émis au sujet du financement du projet. « The overall cost of the project is estimated to be a minimum of USD 900M ». Soit un différentiel de près de Rs 3,5 milliards par rapport au coût total des composantes publiques et privées de Heritage City. La note questionne également les honoraires du cabinet Stree et le principe de sa sélection sur une base Government to Government [GtoG]. Un sujet que Pravind Jugnauth a évoqué vendredi dernier lors de la réunion du Conseil des ministres.

Sur la base de ces éléments, on peut se poser quelques questions : Pourquoi, malgré les doutes exprimés, Pravind Jugnauth a inscrit une dotation de Rs 2,7 milliards pour Heritage City dans le Budget 2016-2017 ? Pourquoi ne savait-il pas que la décision de nommer Stree sur une base GtoG avait été prise par nul autre que… SAJ ? Pourquoi n’était-il pas, semble-t-il, au courant que le projet allait nécessiter un minimum de Rs 1,6 milliard additionnelles en offsite works [réseau d’eau et d’électricité, routes et coût d’expropriation] ? Où et comment le ministre des Finances va-t-il réinjecter les Rs 2,7 milliards afin que cette dépense contribue à maintenir le taux de croissance à 4,1%, comme prévu ?

Des deux choses l’une. Soit Pravind Jugnauth a pris des décisions budgétaires sur la base d’un dossier qu’il ne connaissait et ne maîtrisait pas. Soit on lui a allègrement caché des éléments cruciaux. Certes, le ministre des Finances peut invoquer le fait qu’après avoir été loin des affaires pendant presque un an, ses efforts de rattrapage sur les dossiers ont dû être conséquents. Mais on ne peut toutefois s’empêcher de se demander si Pravind Jugnauth pourrait commettre d’autres erreurs de jugement de ce type à l’avenir. Ou pire, si des informations essentielles pourraient à nouveau lui être cachées, le conduisant à prendre des décisions erronées… en attendant que Sanspeur – s’il est encore là – lui sauve à nouveau la mise.

Dans tous les cas, la mise du quatrième naufragé n’est plus récupérable. Du fait de l’entêtement de Bhadain, de la valse-hésitation de Pravind Jugnauth et d’un peu de kitchen politics – qu’il nous faudra tôt ou tard aborder –, quelques millions de roupies d’honoraires et de frais ont déjà été jetés par les fenêtres. Le temps, précieux, de ministres et de fonctionnaires a déjà été gaspillé. La facture incolore, inodore mais pas indolore sera envoyée aux contribuables.

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