Il arrive que nos magistrats et juges se récusent. Le plus souvent à cause de leurs liens avec un justiciable ou un homme de loi dont ils entendent l’affaire. Ce vendredi, l’Etat a invoqué une autre raison pour que nul autre que le Chef juge se dessaisisse d’un dossier. Son «bias» viendrait du fait qu’il a déjà entendu une affaire similaire à celle que Rezistans ek Alternativ (ReA) porte devant la Cour suprême. Le progressisme d’Eddy Balancy risquerait donc de le conduire à statuer une nouvelle fois en faveur de ceux qui veulent se porter candidat sans devoir décliner leur appartenance ethnique.

Les juristes ont peut-être une explication savante à nous fournir sur la position qu’adopte l’Etat face à ReA. Pour un non-initié, la requête du Parquet – donc du gouvernement – ressemble plutôt à une manœuvre dilatoire faute d’un consensus politique sur la question. Elle ressemble aussi à autre chose : de la mauvaise foi patentée. De nombreux juges et magistrats arrivent plus ou moins à la même conclusion quand ils écoutent des affaires de même nature. Sans que cela n’émeuve grand monde. Balancy était seul en 2005. En 2019, il préside un full bench de cinq juges. En quoi la perspective qu’ils arrivent à nouveau à la même conclusion serait-elle choquante ? Si tant est qu’on peut prévoir à l’avance ce qu’ils décideront !

A défaut d’être prévisibles, nos juges ont des traits de caractère plus ou moins marqués. Certains ont l’étiquette «pro-establishment», d’autres sont perçus comme étant anti ceci ou cela. Quelques-uns, comme Balancy, ont une image de progressiste. Notamment en raison de certaines décisions. Ici sur la question de la déclaration de l’appartenance ethnique ou là sur le gagging order réclamé par Nandanee Soornack début 2013.

L’Etat, ou plutôt le gouvernement, qui prétend représenter l’intérêt de toute la nation, trouverait-il gênant de s’en remettre à un panel présidé par un juge progressiste ? Que serait d’ailleurs un tel juge si ce n’est une personne qui estime que l’article 1 de notre Constitution est la pierre angulaire de notre République et de son droit. C’est ce qui explique pourquoi la phrase «Mauritius shall be a sovereign democratic State which shall be known as the Republic of Mauritius» ne peut être amendée que moyennant un vote unanime des parlementaires. Cela, après un référendum soutenu par 75% de l’électorat du pays.

Avec la tenue des législatives sur une base quinquennale, ce sont les deux seuls articles de la Constitution à être si lourdement protégés. Il est donc rassurant, quelque part, de savoir qu’un juge de la Cour suprême développe un «bias» pour l’article 1 de la Constitution. En sachant que le vote et le droit de se porter candidat sans entraves à une élection concourent de manière fondamentale à la nature démocratique de notre république.

On ne peut toutefois s’empêcher de voir une seconde dimension à la requête de l’assistant Solicitor General Chitoo pour que le patron de la Cour suprême se dessaisisse de l’affaire ReA. Celle d’un acte de défiance ouvert et voulu du gouvernement envers le Chef juge. De Sir Victor Glover à Kheshoe Parsad Matadeen en passant par Ariranga Pillay et Bernard Sik Yuen, le patron du judiciaire avait pris pour habitude d’agir dans une certaine discrétion. Même si quelques intérims à la State House ont apparemment été mémorables pour certains…

En prenant la tête de la Cour suprême le 26 mars dernier, l’un des premiers actes de Balancy a été de donner un coup de pied dans la fourmilière. D’une part, il a fustigé «l’uniformité dans la médiocrité» de certains juges. D’autre part, il s’est également dit «horrifié» par l’état de certaines cours de justice. On se demande comment ses deux prédécesseurs immédiats : Matadeen et Sik Yuen, ont pris ce commentaire quelque peu inélégant par rapport au travail qu’ils ont abattu – ou pas – dans l’administration de nos tribunaux.

De manière plus prosaïque, Balancy est plus médiatique et médiatisé que ses prédécesseurs. Il n’a pas attendu d’être Chef juge pour prendre la parole dans les colonnes des journaux et sur les ondes. Sans surprise, son accession à son poste actuel a été marquée par un chapelet de déclarations, interviews et conférences de presse. Plus insolite encore, Balancy s’est aussi fait remarquer par ses sanglots en direct à la radio. Quand ce n’était pas sa plainte contre un conducteur d’autobus ayant refusé de s’arrêter en dehors d’un arrêt de bus pour laisser monter le chauffeur du Chef juge.

Hyperactif et, du coup, très – ou trop visible – le Chef juge a suscité son lot de grincement de dents. Parmi ses pairs ; du côté des ténors du barreau ; au State Law Office en passant par les coulisses du pouvoir ; quelques voix tantôt inquiètes, tantôt agacées se sont élevées. Certains regrettant même que la République ne dispose pas d’un chef d’Etat d’une certaine stature pouvant appeler le Chef juge pour l’inviter à la retenue.

«J’ai voulu faire avancer les causes de la justice par mes idées progressistes», disait le Chef juge dans un entretien à ION News. En coulisses, certains en sont à souhaiter qu’Eddy Balancy n’avance pas, tout court.

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