« Planquez-vous, voilà Coulibaly ! » Une seconde d’arrêt, mes oreilles ont sifflé et j’ai, moi aussi, eu mal à ma France. J’ai posément fermé la porte de la salle à manger. Arborant un sourire, je suis allé serrer les mains des dernières personnes que je n’avais pas vues. Je leur ai souhaité une bonne année 2015 et je me suis assis pour le déjeuner.

Nous sommes le mercredi 14 janvier 2015. Il est 12h40. Je viens tout juste d’arriver au séminaire commercial de mon entreprise pour une intervention dans le cadre de notre activité. Une semaine auparavant, à quelques minutes près, la France basculait dans l’horreur d’une attaque terroriste. Les terroristes, pensant mettre ce pays à genoux, n’ont réussi qu’à le rassembler. Ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’ils avaient balancé une bombe raciste dont je me suis pris le souffle une semaine après. Dommage collatéral.

Je suis pratiquement la seule personne dite « de couleur » travaillant dans la société qui m’emploie. J’ai de facto été assimilé au terroriste qui a continué les massacres à Paris. De manière générale, je pense que personne ne serait content d’être appelé du nom d’un terroriste notoire ou de n’importe quel criminel. Je vous laisse juger des similitudes entre moi et le terroriste précité.

Rien à voir, n’est-ce pas ?

18 ans passés en France m’ont appris à gérer ce que j’appelle le « racisme ordinaire ». Ce sont les blagues du style « t’es black, t’en as une grosse » alors que je n’entre même pas dans ladite case « black ». J’ai longtemps compris que l’autodérision et le sourire étaient des armes infaillibles contre ce genre de réflexions. La personne en face pense avoir fait un bon mot, je lui donne la satisfaction en riant ou en poussant même dans son sens : « Tu veux qu’on fasse un concours ? » Un éclat de rire et on passe à autre chose. Mais comment réagir quand on est associé à un terroriste juste parce qu’on a une couleur de peau différente, et même pas de la même couleur que celle du terroriste ? N’ayant même jamais imaginé que j’aurais pu me retrouver dans une telle situation, je n’étais pas préparé. Je ne savais pas comment réagir, je me suis dit que j’allais me donner le temps de la réflexion.

Ma vie elle-même est quelque peu différente. Ma femme est enseignante en zone d’éducation prioritaire. Comme les centaines de milliers d’enseignants en France et même des millions d’enseignants dans le monde, il fallait amener les élèves à intégrer la gravité de l’acte contre la liberté d’expression et débattre du sujet des attentats. Cela a été un moment difficile pour elle car les élèves qui voyaient les attentats comme une « juste » conséquence d’une provocation ont fini par faire des prosternations pendant la minute de silence respectée le lendemain des attentats. Moi d’origine mauricienne, elle d’origines espagnole et française, nous avons des enfants jeunes. Nous avons pris le parti de leur parler des attentats plus tard, quand ils seront en âge de comprendre. Cela nous laisse aussi le temps de réfléchir en tant que couple mixte sur ces événements.

Au siège de la société où je travaille, j’ai eu une impression de non-politisation. Le lendemain des attentats, personne n’en a parlé à la boîte. A midi, nous étions en réunion, pas de minute de silence. Quelque part, cela m’arrangeait. Cela me sécurisait car la liaison intrinsèque de ces actes avec la religion est quelque chose qui me dérange. Je pense que la religion appartient à la sphère privée et ne devrait pas faire débat dans le monde de l’entreprise. Cette semaine, au séminaire, je connaissais 90 % des personnes présentes et ce depuis quelques années. Le « racisme ordinaire » est bien présent, cela ne me gêne plus car dans un groupe, tout le monde en prend pour son grade, celui qui est toujours malade, celui qui est tout petit, etc. Mais pendant ce séminaire et dans le contexte social actuel, loin du confinement entrepreneurial, le sentiment d’être hors du boulot est exacerbé et certaines personnes oublient qu’elles sont toujours dans le cadre du travail et révèlent leurs vrais visages. Les individualités se précisent et les personnalités se révèlent.

Jeudi soir, les actualités sont inondées par les actions anti-terroristes en Belgique et les liens avec Coulibaly. J’arrive au dîner. Le P-DG de la société demande ce qui se passe en ce moment car il n’a pas le temps de suivre les actualités pendant le séminaire. Cela dévie bien sûr sur ces événements. Manque de pot, je vis à la frontière franco-belge. La discussion prend, en moins de quelques minutes, la tournure de « il faut arrêter l’angélisme et mettre une balle à chacun, chaque mec buté, c’est un qui ne fera plus chier ». On répond à la violence par la violence histoire de faire une petite escalade et on met tout le monde dans le même panier. Le boulevard est ouvert ! Une poignée de « bons Français » qui parlent de renvoyer des charters d’immigrés dans « leurs pays » et moi, l’immigré assimilé à Coulibaly, qui finit son assiette de rôti de porc froid et sa salade avant de vite quitter la table avant d’être pris à parti.

Ce billet fait, je pense, partie de ma réflexion sur l’identité mauricienne. Je pense à mes enfants nés ici en France, qui portent des prénoms indiens mais qui sont aussi baptisés. Je pense à ce que sera leur vie après. Seront-ils assimilés à des étrangers et surtout à des terroristes ? Seront-ils vus comme ces immigrés à être renvoyés dans leurs pays alors que ce pays s’appelle France ? Mon travail de père est devenu, en une semaine, plus difficile. Il me faudra armer intellectuellement ces enfants pour qu’ils ne se retrouvent pas les victimes d’actes répréhensibles d’autres personnes. Il ne faut cependant pas que je leur dépeigne l’île Maurice comme un paradis perdu.

Nous aussi avons notre fameux « communalisme », le communautarisme local qui a toujours existé dans notre tissu social si fragile. Qui n’a pas un jour été traité de « malbar, macao, nation, lascar » ? Voyez comment mon comportement envers le « racisme ordinaire » vient de mes racines. Quand des amis se connaissent bien à Maurice et qu’ils sont de culture différentes, se faire appeler joyeusement par « malbar, macao, nation, lascar » n’a pratiquement aucune incidence car on reste dans le registre de l’affectif. Se faire traiter de « malbar, macao, nation, lascar » par une personne inconnue et de culture différente sera, par contre, reçue avec une belle volée de mots fleuris bien mauriciens. Une blague potache sur ma couleur, je la mets souvent dans le premier cas, d’ailleurs, elle viendra forcément d’une personne qui me connait. L’autre cas… je l’ai décrit plus haut, mais la bienséance m’interdit de relever comme on le ferait à Maurice.

Mes enfants à Maurice, devraient aussi faire face à ces réflexions et peut-être même plus de par leur métissage. Ils seront toujours des « ti-malbar » aux yeux de certains ou pourquoi pas des « ti blanc ». Certains en France feront la part entre leur nom qui ne sonne pas français ou leurs traits et couleur de peau différents. La différence est que moi, j’ai pu profiter du fait de grandir dans un pays qui s’appuie beaucoup sur sa multiculturalité quoi qu’on en dise. J’allais à l’école maternelle à Beau-Bassin derrière la mosquée tout près de la piscine. J’ai joué sur le parvis de l’église du Sacré Cœur après les classes à l’école primaire Philippe Rivalland et je réalisais des affiches pendant les cours d’art de mon collège confessionnel pour célébrer les 40 ans de ce dernier. Tout cela se faisait en parallèle de ma vie d’enfant issu d’une famille d’origine indienne avec les us et coutumes liés à cette culture. Il faudra que je leur explique pourquoi on m’a des fois appelé « ti-malbar ». Mais à l’avenir, il faudra aussi que j’explique à ces enfants qu’un jour, leur père est passé de « ti-malbar » à Coulibaly !

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