Ce qui nous rassemble, nous rassure.

Ce qui nous sépare aussi.

Ce qui nous unit semble, quelques fois, relever d’un mystère.

Ce qui nous divise n’est un secret pour personne.

D’abord notre passé. Nous ne nous reconnaissons pas d’histoire commune. Ou si peu.

Il est affirmé, souvent, que c’est le propre des pays neufs, des nations en devenir. Peut-être.

Mais nous, nous excellons dans l’art de l’exagération. Notre caractère porte encore les stigmates de la colonisation, française en particulier. Cet insupportable besoin, soit de se dénigrer avec délectation, soit de se gonfler de prétention.

C’est tout juste, en forçant un peu le trait, si nous sommes d’accord pour considérer le 12 mars comme le début de notre avenir commun. Le télescopage de dates entre République et Indépendance était voulu. Pour les puissants du jour, qui avaient fait voter en vitesse et presque en catimini la République, il s’agissait de démontrer que notre vraie histoire commençait ce jour-là. L’indépendance était une foutaise.

Nous sommes si particuliers : avant même de nous reconnaître une histoire officielle, nous avons déjà nos négationnistes.

C’est ainsi que l’on entend maintenant qu’il n’y a jamais eu de lutte pour l’indépendance. Qu’elle est arrivée sur un plateau, tranquille, sans même lever le petit doigt. Qu’il s’agissait à la limite d’une invention retransmise par les combattants du Parti travailliste, Maurice Curé en tête, suivi d’un cortège de fabulateurs.

Bientôt, il ne serait pas surprenant d’apprendre qu’Anjalay Coopen n’est jamais morte sous les balles en 1943 à Belle Vue Harel et que la déportation d’Emmanuel Anquetil à Rodrigues ne serait qu’une excroissance de nos imaginations romantiques.

Que Kwame N’Krumah à la tête du Ghana (première colonie britannique à obtenir son indépendance en 1957) avait enduré des années de souffrances, de violence physique de la part des Anglais, pour rien. L’indépendance, il suffisait de la demander, les Anglais auraient dit : « Mais bien sûr… » en se confondant en excuses.

À la vérité, nous sommes tout simplement quelquefois incapables de regarder notre histoire comme une aventure commune.

C’est bien pour cela qu’elle n’est pas enseignée dans nos écoles.

Nous l’observons avec des lunettes de couleurs différentes. Il y a ceux qui évoquent leur Bretagne lointaine, leur Afrique fantasmée, leur Bihar rêvé, leur Gujarat chéri ou leur Chine millénaire.

Chacun son histoire.

Chacun ses histoires.

Chacun son île dans l’île.

Pour certains, l’histoire commence en 1936, pour d’autres en 1969, d’autres encore en 1983.

Et pourtant…

Pourtant, il y a bien cette pâte particulière qui jamais ne sèche, qui toujours reste souple et épouse nos différences sans que ne craquelle ne serait-ce que l’enveloppe.

J’ai longtemps hésité, comme beaucoup, avant d’intervenir dans le débat public.

Sans doute parce qu’il est plus riche, plus vivifiant, de plonger dans l’écriture romanesque loin des rives de l’agitation vaine, bruyante et quelquefois si désespérante de l’actualité mauricienne, et des enjeux qui souvent nous dépassent.

Il est si confortable de ne pas se sentir concerné.

Et puis pourquoi dire, pourquoi écrire ce qui a mille fois été dit, écrit par tant d’autres.

Et puis aussi comment échapper à cette tonalité moralisatrice tellement présomptueuse… Et qui, cependant, enchante tant de voix, tant de plumes.

La seule perspective d’en faire partie me glace le sang.

Mais pourquoi le nier ?

C’est de cette actualité qui raconte la vie des hommes, leurs déboires, qui expose nos vies quelquefois si vaines, que se construisent nos existences.

Nos vies elles-mêmes commencent à ressembler à une immense turpitude organisée.

La vieille phrase du député français André Santini, « Nous allons droit dans le mur et nous klaxonnons », résume assez bien la situation de notre pays.

Balloté entre un pouvoir matamore et une vie quotidienne où notre moral a la gueule de bois, une schizophrénie rampante nous guette.

Se croire le centre du monde ou alors se cracher dessus avec appétit et délectation, je le disais : voilà les contours de notre nouveau destin tel qu’il semble se dessiner.

Il y a de quoi s’inquiéter.

Nous avons avec le temps, appris à pratiquer une auto flagellation presque rieuse. Dans le même souffle, nous aimons nous offrir en exemple au monde.

Pendant longtemps, nous avons su construire notre société sur les compromis sourds, la politesse du mensonge, les hypocrisies religieuses – doux pléonasme – et un paternalisme nouveau qui nous ressemble tellement.

Notre bienveillante condescendance sait prendre toutes les allures de l’empathie et nous savons en jouer avec une certaine grâce.

Tout ça n’est pas bien grave.

C’est ce qu’on nous apprend sans nous apprendre, ce qu’on nous dit sans nous dire, ce qu’on nous distille sans alambic.

Rebecca, un personnage romanesque, dit en parlant de Maurice : « Nous vivons dans un pays où l’on nous demande sans cesse de choisir entre la vérité qui détruit et le mensonge qui construit ».

C’est ainsi que, de dérives en dérives, rongés par nos appétits féroces et insatiables de ce que nous pensons être la modernité, nous commençons seulement à nous retrouver nus, désemparés devant l’ampleur de la déforestation de notre société, de ce qui faisait notre âme dense, notre fibre tremblante, notre identité.

Nous avançons dans le XXIsiècle, celui de tous les défis technologiques, celui du siècle de l’instantanéité de l’information, avec à la barre du navire gouvernemental et de l’opposition, un aréopage de septuagénaires et d’octogénaires, nés avant l’invention de la télévision.

En attendant de trouver des réseaux internet sur des postes à galène, ceux au pouvoir sont occupés à transformer les terres arables en béton smart avec l’aide de promoteurs immobiliers qu’on appelle souvent architectes.

C’est à peu près leur vision de l’avenir. Voilà ce à quoi ils sont affairés.

Pourquoi dire, pourquoi écrire tout ça ?

Sans doute pour éclaircir un peu mon propre chemin.

Pendant de nombreuses années, j’ai pris soin, dans les rares prises de position publiques, interviews, dans les échanges avec les lecteurs, de me situer au-delà des lieux, des pays. De ne pas m’engager.

J’ai affirmé, pendant de nombreuses années, que je n’étais pas homme d’un lieu, que je ne serai jamais prisonnier d’une terre. Un lieu, une terre dont je ne cessais pourtant d’exalter les bonheurs, les trésors, dans tous mes romans, tous mes documentaires.

Cette contradiction a duré de longues années sans que je ne renonce ni à ma négation des racines ni à sa célébration. Je n’ai compris mon erreur qu’au prix d’un réveil progressif.

Compris enfin, que le simple fait d’être de quelque part, ne fait pas de nous des prisonniers.

Je l’avoue, je n’y croyais pas. C’était pourtant tellement simple.

Monsieur Jourdain a connu ça.

Nous sommes d’un lieu précis, c’est notre pays individuel. Nous appartenons au monde à travers un destin partagé, c’est notre pays commun.

Notre pays individuel, c’est celui d’où nous avons jailli.

Il vit actuellement des heures inquiétantes.

Lentement, mais avec détermination, nous avançons vers une société verrouillée par l’appétit du pouvoir, par une puissance de l’argent jamais atteinte à ce jour, par une impunité saisissante, un mépris, un népotisme débridé et sans complexes, et finalement par une terreur exercée à l’égard de ceux qui veulent élever la voix.

Nous avons remplacé un pouvoir épuisé, sclérosé, vérolé, visqueux, par de trop longues années au pouvoir, par un assemblage hétéroclite de matériaux reconditionnés qui en sont, au moins, à leur troisième recyclage. Chaque fois un peu plus mité, chaque fois un peu plus férocement gourmand.

Ceux qui nous gouvernent nous promettent des miracles. Cela ne fait pas d’eux des messies pour autant. Le vrai miracle, c’est qu’ils soient arrivés là.

Pas une minute nous n’avons accordé du crédit au retour de ce Jurassique politique. Mais notre rejet de leurs prédécesseurs était d’une telle puissance, que le dégoût d’être pris pour de tendres vomis nous a transformés en aveugles volontaires.

Tout plutôt que ça.

Mais « tout » semble pire encore que « ça ».

Nous pouvions le deviner, mais nous avons – avec raison – voulu prendre le risque.

Alors, on fait quoi ?

Comment en sommes-nous arrivés là après 50 ans de libération politique, au sein d’une société démocratique et libre ?

Le présent est confus. Sa force d’inertie considérable. Un gouvernement installé dans le mépris de tout et de tous ; une opposition incapable de se renouveler, croulant sous le poids des croulants qui n’arrive pas à se remettre de son K.O.

Scénarios inépuisables.

Pendant que le pouvoir distribue des prébendes aux membres de la famille, aux amis, aux connaissances, aux cousines, les Mauriciens regardent, hébétés.

Les temps ont changé.

On n’imagine pas une petite nièce de Sir Harilall Vaghjee vendre des biscuits à un organisme public.

Pendant ce temps, là, dehors, à un jet de pierres des sérails où l’on s’auto-congratule, bouillonne une colère que l’on pressent avec de plus en plus d’acuité et qui semble se heurter au mur parfaitement étanche qui sépare la classe dirigeante de ceux qui l’ont portée au sommet.

Les slogans sonnent vide, ressemblent à de vieilles chansons, sont repris en chœurs par des suiveurs édentés et désormais sourds.

La difficulté de vivre, d’exister, continue sa poussée inexorable vers des rives de plus en plus sombres. L’écart entre riches et pauvres continue à se creuser et peu de signes indiquent un désir, une volonté de redresser la barre.

La tour d’ivoire a fait de nos rois des fous.

Echec assuré.

La radiotélévision nationale, éternel paillasson, nous le dit tous les soirs : chaque hirondelle a des prétentions de printemps. Et il y en a des nuées.

Dans le Port-Louis du XXIe siècle, vers 17 heures, circulent dans les allées du bazar des silhouettes voûtées aux doigts sciés par les anses des sacs en plastique gonflés de morceaux de légumes à moitié pourris, d’os de bœuf et de moutons, de fragments de pain-moule. C’est le shopping de ceux qui essaient de vivre. Mais pour ça, il faut regarder la rue, entendre sa déchirure et son désarroi.

À travers des vitres électriques teintées, on distingue si mal.

La question est :: combien de temps cela peut-il encore durer ?

Il y a plus d’un siècle, Gramsci écrivait :

« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés ».

Nous y sommes.

Depuis une dizaine d’années, l’ancien agonise sous nos yeux.

Il y a eu des tentatives de nouveau. Hélas malheureuses. Croire que la politique se fait sur un tableur Excel et sur Facebook, c’est ne pas comprendre ce qu’est l’essence de la politique : connaître les hommes, les aimer et les aider à avancer. Être à l’écoute de la vie.

Balayés aux élections ils ont, Ensam, su trouver des mots modestes et humbles : « Nous sommes trop en avance pour la population mauricienne… »

Les racines du Parti travailliste et celles du MMM ont ceci en commun : elles sont ancrées dans les vraies douleurs des hommes, elles ont écouté les désespoirs avant de devenir l’espoir. Pour à nouveau devenir des désespoirs.

Les nouveaux venus dans ces partis doivent forcer la voie. Prendre le relais sans demander la permission. Il s’agit de faire sauter les murs envahis de lierre, devrais-je écrire de l’hier, pour construire rapidement les prémices de ce que demain pourrait être.

Les temps ont changé, les hommes non. Il faut donc les changer de gré ou de force.

Les nouveaux visages qui se dessinent au sein de nos partis portent une responsabilité beaucoup plus lourdes qu’ils ne l’imaginent. C’est d’eux que viendra cet effet d’entraînement qui nous amènera du sang neuf.

Ce qui se passe ailleurs dans le monde doit nous encourager. Ce désir irrépressible de défier la vieille autorité qui nous a dit tout et son contraire.

Ce désir a gagné nos rives.

Il s’agit de se battre pour que, non seulement il grandisse, mais qu’en grandissant il pousse les nouveaux à prendre la place de ceux qui ne veulent pas partir.

Il y a deux manières de rendre hommage à la génération qui nous a précédés.

En lui disant merci.

En attendant qu’elle soit remerciée.

Le temps presse.

Le nouveau doit naître.

Nous fêtons bientôt nos 50 ans de liberté.

Ce serait un cadeau formidable que pourrait nous faire la nouvelle génération.

Facebook Comments